Actualités Orthophoniques Mars 1999 (volume 3, n°1)
Les enfants présentant des habiletés de communication limitées sont susceptibles de connaître graduellement des difficultés de socialisation dès les premières années de scolarisation. En effet, puisqu’ils n’atteignent pas les exigences en matière d’utilisation conventionnelle du langage (manque de flexibilité à s’adapter à leur interlocuteur, difficulté à maintenir un sujet de conversation, inintelligibilité de la parole, etc … ) ils sont plus sujet à être ignorés ou rejetés comme interlocuteur par leurs pairs et leur entourage. Ainsi, de manière plus ou moins consciente ils développent des stratégies compensatoires, à savoir essentiellement: une dépendance envers l’adulte, pour tout ce qui concerne l’aspect réceptif : l’imitation des pairs, et la production de réponses courtes lorsqu’il y a un trouble de l’intelligibilité de la parole. Ces ajustements en guise de stratégies compensatoires amènent les adultes à les considérer comme socialement immatures, cognitivement limités et provenant d’un milieu peu stimulant. L’orientation scolaire se fait alors en conséquence de ces perceptions.
Rice cite plusieurs travaux à l’appui de cet état de fait. Dans une étude de Fey (1986) les enfants présentant un trouble spécifique de langage (ce qui inclut la dysphasie) ont été décrits comme des communicateurs pauvres (« poor communicators ») comparativement à leurs pairs normaux. L’étude de Lahey (1988) portant sur la mesure de certaines habiletés pragmatiques telles que les mécanismes de cohésion, la clarté des énoncés et le maintien du sujet de conversation, montre que les enfants présentant un trouble spécifique de langage (SLI pour « specific language impairment ») ont une performance inférieure à celle des enfants de leur âge. Leur performance se rapproche de celle d’enfants plus jeunes qui présentent un niveau similaire de développement du langage. De telles limitations compromettent les interactions sociales avec les pairs. Or celles-ci sont connues pour être essentielles au développement du langage. Une étude de Garnica (1981) montre que les enfants SLI initient nettement moins la communication avec leurs pairs. D’après Cooper / Marquis / Ayers-Lopez (1982), les enfants SLI sont nettement moins recherchés par leurs pairs comme interlocuteurs (ou « conversational partners »). Hazen et Black (1989, 1990) concluent dans une étude portant sur les interactions de communication durant les premières années scolaires que l’habileté à réagir adéquatement aux initiatives de l’interlocuteur, que ce soit de façon verbale ou non verbale, et à produire un discours cohérent permet à l’enfant d’établir et de maintenir un certain statut social.
Ainsi, par extension à l’idée que l’intégration sociale est facilitée par les habiletés conversationnelles, les enfants du préscolaire présentant des limitations au plan de la communication sont à risque. S’ils ne peuvent initier la conversation, prendre leur tour ou respecter les tours de parole, répondre adéquatement aux initiations de leurs pairs, ils auront tendance à être rejetés, à ne pas être inclus dans le groupe. Il s’ensuit la spirale négative suivante: étant rejetés ou ignorés, ils bénéficient de moins d’opportunités pour acquérir le langage, ayant moins d’occasion de pratiquer le langage, ils ne peuvent développer leurs habiletés sociales autant qu’ils le pourraient, ayant moins d’habiletés sociales, ils ne peuvent communiquer adéquatement, etc….
En anthropologie et en sociologie, les théories qui considèrent l’enfant comme un membre d’un groupe culturel ont depuis longtemps reconnu le langage comme outil de socialisation. Vygotsky (1978) définit le langage comme un système conventionnel
régissant les interactions. Saussure (1972) définit la langue comme étant le produit social de la faculté de langage, soit un ensemble de conventions nécessaires adoptées par le corps social pour permettre l’exercice de cette faculté chez les individus. Hymes en 1972 fait état de connaissances de base pour maîtriser les règles linguistiques et savoir les utiliser. Il parle alors de compétence communicative et non plus seulement linguistique. Dans ce type de modèle, le langage et la socialisation sont intimement liés. Les connaissances culturelles influencent le développement du langage. À leur tour les interactions de communication permettent à l’enfant de s’approprier sa culture et de s’y définir comme membre. Plusieurs observations, dont celles d’Heath (1989) et d’Anderson (1977) ont montré que les enfants sont sensibles aux conventions culturelles contenues dans le langage (ex.: comment résoudre un conflit, comment exprimer ses sentiments, démontrer du respect, etc.). Sensibles aux différentes façons de communiquer et aux différents styles d’interaction selon le contexte, ils savent décoder rapidement la position sociale d’un locuteur. Ils enregistrent tout cela en même temps qu’ils apprennent à utiliser le langage.
L’observation des interactions entre pairs en contexte naturel de communication montre qu’un enfant, pour réussir l’échange, doit savoir quand approcher un pair, être capable de négocier et savoir initier un sujet. Le point de contact existant ente les habiletés sociales et celles verbales se trouve illustré par deux aspects conversationnels: l’initiation, correspondant à tout essai verbal pour entrer en interaction avec une autre personne, et la réponse, celle-ci pouvant être verbale ou non verbale. Les initiations réussies de communication sont associées à un succès sur le plan social tandis qu’un nombre disproportionné de réponses est associé à un rôle social passif (Fey, 1986, Black/Hazen 1990; Hazen/Black, 1989). Les travaux d’Hadley/Rice (1991) et de Rice et collaborateurs (1991) ont révélé que les enfants en acquisition du langage (niveau préscolaire) sont sensibles dès l’âge de trois ans aux différences concernant la facilité à s’exprimer et commencent dès lors à faire des ajustements au plan social. Les enfants moins habiles ont du mal à prendre leur place en communication et développent alors des stratégies compensatoires telles que celles précitées (dépendance à l’adulte).
Suite à une étude longitudinale menée par Catts en 1990 aux Etats-Unis quant à l’orientation scolaire d’enfants SLI, Rice émet l’hypothèse suivante : Les orientations au préscolaire et à la fin du préscolaire sont influencées par le jugement que portent les adultes sur l’interaction verbale d’un enfant avec ses pairs. Les enseignants associeraient le succès verbal avec l’intelligence. Afin de tester cette hypothèse des échantillons de langage ont été présentés sur cassette audio à un jury d’adultes (283 sujets) composé d’enseignants du préscolaire, d’adultes de niveau collégial, d’étudiants du collégial et de praticiens en orthophonie. Il leur a été demandé de juger de l’intelligence des enfants, de leur maturité sociale, de leur chance de réussir au plan scolaire et du niveau socio-éducatif de leur famille. Les résultats ont supporté largement l’hypothèse de Rice. En effet, les enfants SLI ont été perçus comme moins intelligents et moins enclin à réussir leur scolarité que les enfants sans trouble spécifique de langage. Selon Rice, les adultes ayant porté ce jugement sous-estiment sérieusement la complexité des mécanismes propres à un trouble spécifique de langage, indépendamment du développement intellectuel et socio-éducatif. Par ailleurs, cette façon de voir donne lieu à des erreurs d’interprétations et d’appréciations des aptitudes académiques d’un enfant. Ceci a pour conséquence une orientation scolaire inadéquate avec des retombées sur l’estime que l’enfant a de lui-même (pour ce dernier point voire Peterson/De Gracie/Ayabe, 1987). Par ailleurs, dans la population en général (sujets normaux au plan des habiletés langagières) il y a une forte corrélation entre les habiletés verbales et l’intelligence (Wechsler, 1949). De là, on prédirait la réussite scolaire. Le problème est que mis à part les sujets normaux, ce type de corrélation ne peut s’appliquer à ceux qui présentent un trouble spécifique de langage, de parole, ou encore qui sont en apprentissage d’une langue seconde (langue maternelle autre que la langue scolaire).
Il est en fait essentiel :
• d’étudier de quelles façons le déficit sociolinguistique handicape l’enfant dans son habileté à initier la communication, à maintenir la conversation, etc.
• de comprendre comment ces limitations influencent les échanges interpersonnels;
• de savoir où se situe l’écart entre les compétences des enfants SLI et normaux
• de savoir quelles sont les caractéristiques prises en compte pour juger de la maturité sociale et cognitive d’un enfant;
• de déterminer la nature de la disparité des habiletés verbales des enfants SLI et celles attendues en classe,
• de déterminer en quoi les régies conversationnelles varient selon les différents milieux, à savoir, à l’école en situation d’apprentissage et à la maison. Répondre à toutes ces questions nous informera sur l’émergence des compétences de communication, le développement social, les biais culturels entre locuteurs ayant des compétences différentes au plan de la communication, et nous permettra d’intervenir plus adéquatement auprès des enfants présentant des troubles de la communication.
Implications pour le diagnostic
1. Si les ajustements au niveau des interactions sociales sont une conséquence possible d’un trouble du langage, alors les enfants avec atteinte langagière peuvent être parfois considérés comme socialement immatures ou comme présentant un trouble de la socialisation comme tel. Il peut s’ensuivre des erreurs de diagnostic. Il est donc essentiel de bien distinguer le développement social de celui des habiletés langagières en même temps que d’avoir en tête qu’un déficit au plan social peut masquer des difficultés sous-jacentes concernant les compétences de communication.
2. L ‘évaluation doit porter attention tant aux compétences langagières (syntaxe, développement du lexique, phonologie, etc..) qu’aux habiletés pragmatiques. Elle doit comporter également l’observation des interactions de l’enfant avec ses pairs de façon à déterminer comment l’enfant utilise et applique ses habiletés langagières dans un contexte conversationnel, de demandes, etc. En particulier, on notera le pattern concernant l’initiation et la réponse de l’enfant avec ses pairs en classe. Il a en effet été démontré qu’une différence de pattern est clairement relevée entre les enfants qui ont de bonnes habiletés de communication et ceux qui au contraire ont des compétences limitées dans cette sphère.
3. Il est essentiel de faire du counseling (c’est à dire donner de l’information et permettre une relecture des faits) auprès des enseignants et de toute personne prenant soin de l’enfant. L’objectif d’une telle démarche est de clarifier la façon dont la limitation des habiletés de communication peut influencer les interactions verbo-sociales du jeune. On peut ainsi faire en sorte que les intervenants soient plus compatissants, plus compréhensifs, plus en mesure d’encourager les interactions de l’enfant avec ses pairs et par là même de favoriser le succès.
Implications pour l’intervention
1. Il peut être nécessaire de viser spécifiquement le développement des habiletés sociales telle que l’habileté à initier la conversation avec un pair.
2. S’il n’existe pas de technique particulière pour augmenter et améliorer les habiletés sociales d’un enfant en situation spontanée de communication, il est néanmoins possible de faire un certain nombre de choses en tenant compte des observations générales suivantes:
– la situation dans laquelle a lieu l’intervention doit être la plus naturelle possible,
– l’enfant doit démontrer sa volonté à participer aux interactions de communication avec ses pairs (celle-ci peut se développer),
– l’enfant doit initier (ou apprendre à initier) la communication sans quoi il ne peut profiter de l’expérience des interactions de communication;
– il faut viser le développement des habiletés métalinguistiques afin que l’enfant soit capable de contrôler l’efficacité de ses interactions verbo-sociales et d’effectuer les corrections verbales appropriées.
Les façons de faire pour atteindre ces objectifs dépendent des conventions sociales et culturelles du groupe en question, des rôles des intervenants, de l’enseignant et des enfants eux-mêmes.
Rice rapporte son expérience quant à comment un adulte peut favoriser les interactions sociales d’un enfant avec ses pairs. Il a été précisé plus haut que les enfants SLI avaient tendance à s’adresser davantage à l’adulte qu’à un pair. Lorsque l’enfant initie une requête ou un commentaire auprès de l’enseignant, ce dernier peut re-diriger cette initiation vers un pair. Exemple: Un élève A dit à son professeur » regarde ça! » en montrant son dessin. Le professeur dit alors à l’élève A: « Ho!, pourquoi ne montres-tu pas ton dessin à B? » ou plus explicitement: « Dis à S que tu as dessiné un bel oiseau! ». Ce type de technique peut facilement s’insérer dans la gestion des tours de rôle, de parole et d’interaction qui ont lieu en classe sans que cela nécessite une attention particulière ou une forme plus explicite au plan thérapeutique. Jusqu’à présent, Rice et ses collaborateurs constatent que ce type d’intervention augmente les interactions de l’enfant SLI avec ses pairs, autrement dit le but recherché est atteint (article en préparation à ce sujet- Schuele/Rice).
En conclusion, l’identification et la description des conséquences sociales d’un langage limité sont essentielles pour l’élaboration de modèles valides concernant d’une part l’acquisition du langage et d’autre part les troubles langagiers. Une meilleure prise en charge thérapeutique et une orientation scolaire plus adéquate devraient en découler.
Florence DELHOM
Pour en savoir plus :
– Black, B. & Hazen, N. L. (1 990). Social status and patterns of communication in acquainted and unacquainted preschool children. Developmental Psychology, 26, 379-387.
– Catts, H. (1990). Promoting sucessf ul transition to the primary grades-. Prediction of reading problems in speech and language handicapped children . In Kansas F-arly Childhood Research Institute Annual Report. Lawrence , KS : University of Kansas , Life span 1nstitute.
– Fey M. E. (1986). Language intervention with young children . San Diego : College-Hill.
– Garnica, O.K. (1981). Social dominance and conversational interactions: The omega child in the classroom. In J. L. Green & C. Wallat (Eds.), Ethnography and language in educationai settings. 229-250. Norwood, NJ: Ablex.
– Hadley, P.A. & Rice, M. L. (1991). Conversationai responsiveness in speech and language impaired preschoolers. Journal of Speech and Hearing Research, 34, 1308-1317.
– Hazen, N. L. & Black, B. (1989 ). Preschool peers communication skills: The role of social status and interaction contexte Child Developmerit, 60, 867-876.
-Heath, S.S. (1989). The learner as cultural member .
ln M.L. Rice & R.L. Schiefelbusch (Eds.), The teachability of language. 333-350. BaRimore: Brookes Publishing.
– Lahey, M. (1988). Language disorders and language development. New York : MacMillan Publishing.
– Peterson, S.E., DeGracie, J.S., & Ayabe, C.R. (1987). A longîtudinal study of the effects of retention/promotion on academic achievement. American Educationai Research Journal, 24, 107-118.
– Rice, M. L., Seil, M.A., & Hadley, P.A. (1991).
Social interactions of speech and language impaired children . Journal of Speech and Hearing Research, 34, 1299-1307
Mabel L. Rice
in H Grirnm & H. Skawronek (Ecls). Language acquisition problems and reading disorders. aspects of diagnosis and intervention_(pp 111-128), 1993.