Actualités Orthophoniques Mars 2003 (volume 7, n°1)
La survenue d’accident cérébral (ici un traumatisme crânien, mais ce pourrait être de façon quasi-identique un accident vasculaire) a des répercussions évidentes et essentielles sur les proches. Dans la littérature consacrée à ce sujet (et on peut souligner qu’elle croît fortement depuis une dizaine d’années), on relève parmi les difficultés des familles : une concentration diminuée, un stress en augmentation, la difficulté de prendre des décisions, l’isolement social et l’impression d’être débordé en permanence.
D’autres éléments sont soulignés : la nécessité de modifier son travail afin de donner du temps au patient, les difficultés financières évidentes, l’augmentation des responsabilités pour s’occuper de la maison et des « affaires » et de façon plus globale les changements qui apparaissent dans les rôles à l’intérieur d’une famille.
C’est l’époux (ou plutôt l’épouse) qui est en première ligne de ses profondes modifications, créant chez elle une sensation de fardeau énorme.
Les besoins des familles apparaissent prioritairement liés à l’information, d’autant que les choses évoluent au cours du temps. Mais il est fort vraisemblable que le support émotionnel soit nécessaire, même si, dans une premier temps, il n’est pas clairement exprimé par les familles (NDLR : d’où l’utilité des associations de patients).
De nombreux auteurs ont mis en avant ces composantes liées à la famille qu’il convient de prendre en charge si l’on veut agir efficacement auprès d’un cérébro-lésé. Par exemple, Lezack qui a montré dès 1978 les liens entre le désordre cérébral et le trouble familial. Elle a aussi mis en avant une idée qui a fait son chemin depuis, à savoir le fait qu’il est naturel que la famille ait des réactions (pas toujours positives…) ainsi que la nécessaire déculpabilisation de la famille.
En 1990, Muir propose un véritable programme d’action pour la famille.
Mais si de nombreux articles décrivant les difficultés sont disponibles, il y en a bien peu qui proposent des actions ciblées et précises.
C’est pour remédier à ce manque que Kreutzer et son équipe ont mis au point un programme détaillé, le BIFI pour Brain Injury Family Intervention. Cela va dans le droit fil des habitudes anglo-saxonnes de mettre sur pied des « programmes », mais au bout du compte, on se rend compte que cela donne des guides très forts et bien structurés que l’on peut introduire à l’intérieur de notre intervention.
Les auteurs rappellent qu’une intervention de ce type (qui n’est bien sûr que complémentaire à l’intervention « technique » classique) nécessite un engagement fort de la part du clinicien et la reconnaissance d’un point central, à savoir le fait que chaque patient et chaque famille est unique et qu’il faut adapter chaque intervention, au delà des données communes.
Ils proposent également plusieurs points à ne jamais oublier par les cliniciens.
• Les accidents cérébraux (ici les traumatismes crâniens) provoquent des changements profonds dans la vie de TOUS les membres d’une famille.
• La plupart des personnes souhaitent revenir à leur mode de vie antérieure.
• Les personnes bien informées réussissent mieux.
• Chaque membre de la famille nécessite de l’attention et du respect.
• Chaque personne dans la famille a une importance.
• Chaque membre adulte de la famille a le droit de faire ses propres choix, qu’ils soient bons ou mauvais.
• Au fil du temps, c’est la famille qui recueille l’essentiel de la responsabilité pour aider le patient (NDLR et non les médecins, paramédicaux, assistants sociaux et autres intervenants)
• Les membres de la famille doivent prendre soin d’eux-mêmes pour pouvoir aider les autres.
Pour pouvoir aider au mieux la famille, il faut nécessairement bien la connaître. De ce fait le BIFI débute par une phase d’évaluation, quantitative et qualitative, reposant à la fois sur des outils standardisés, sur des interviews, des observations, des auto-questionnaires et le recueil d’informations médicales et sociales.
En particulier il sera nécessaire de connaître et de comprendre :
• L’origine et la nature des troubles ainsi que leurs évolutions.
• Le fonctionnement cognitif, psychologique et neuro comportemental du patient.
• L’état émotionnel des membres de la famille.
• La capacité des membres de la famille à lutter, ainsi que les stratégies mises en place, avec un regard sur leur efficacité.
• L’histoire familiale et ses référents culturels.
L’intervention du BIFI se déroule ensuite en plusieurs étapes :
• Les meilleures modalités d’actions sont choisies (travail avec le patient, sa famille, ses parents, son époux…)
• Un programme est mis sur pied avec des échéances précises (NDLR : rappelons qu’aux USA, la prise en charge thérapeutique est courte, voire très courte, et qu’il convient donc d’optimiser au mieux les différentes interventions avec en permanence un certain couperet au dessus des têtes..).
• Les points les plus forts, et donc prioritaires, sont sélectionnés avec la famille.
• Les désirs du patient doivent être pris en compte.
• Les objectifs sont réexaminés régulièrement avec les personnes impliquées.
Les modalités du programme dépendent de nombreux facteurs :
* Souhaits de participation (ou non) des membres de la famille
* Sévérité des troubles comportementaux du patient
* Niveaux de la détresse ressentie par chacun
* Nature des problèmes identifiés
* Eloignement physique et possibilité de transport
* Difficulté liée à l’emploi du temps…
De ce fait, l’intervention peut s’appuyer uniquement sur le patient, sur son conjoint, sur ses parents, sur sa famille voire concerner un groupe d’aide. Dans certains cas, on ne peut que donner des informations écrites à la famille sous le terme de « bibliothérapie » !
Le programme de l’intervention comporte 16 modules, regroupés en quatre parties. Bien entendu, il s’agit d’un schéma général, et seuls les modules utiles seront proposés.
Partie 1 : Reconnaître les changements dans la famille et trouver les moyens de lutte
1. Comprendre les conséquences spécifiques du traumatisme crânien.
La plupart des études montrent que la détresse des proches est directement liée aux problèmes neuro comportementaux du patient (NDLR : on aurait pu s’en douter…). Il est donc nécessaire en priorité de lister la totalité des problèmes du cérébro-lésé (physique, cognitif, émotionnel, comportemental, social et communicatif). Les questionnaires écrits confiés aux membres de la famille ont de nombreux avantages. Ils permettent de les compléter avant les entretiens, avec moins de stress ; ils peuvent être réadministrés régulièrement ; ils peuvent permettre des discussions au sein même de la famille. Une fois que les troubles sont bien spécifiés, les cliniciens peuvent mieux aider le patient et les membres de la famille, en leur expliquant la nature des problèmes et en développant un plan de traitement précis.
2.Reconnaître les sentiments ambivalents et développer des stratégies pour lutter positivement
De nombreux proches sont très gênés de sentir qu’ils ont parfois des pensées négatives vis-à-vis du patient. Or ceci est tout à fait normal. Il faut donc d’abord lister les perceptions positives ET négatives, apprendre aux proches qu’avoir de telles perceptions est naturel pour des soignants ou des accompagnants, enseigner des stratégies pour résoudre des problèmes particuliers.
Il faut clairement rappeler qu’ignorer les perceptions négatives n’aide en rien, bien au contraire car les proches se sentent excessivement coupables. Il faut aussi indiquer aux proches qu’ils n’ont pas à se blâmer d’avoir de telles pensées.
3.Reconnaître le fait que l’accident cérébral concerne toute la famille
Nombreux sont les proches qui vont devoir multiplier leurs tâches pour le patient (de la conduite automobile à la cuisine en passant par la gestion des finances…) et qui ainsi vont s’oublier quelque peu. Jusqu’à ce qu’ils ne le supportent plus. Il faut donc faire reconnaître par tous que l’accident cérébral entraîne toute la famille dans son sillage, et pas uniquement le patient.
4.Reconnaître les perceptions culpabilisantes ainsi que la nécessité de prendre soin de soi
La culpabilité est une réaction normale lorsqu’un proche tente en vain de revenir à une vie normale et qu’on ne parvient pas à l’aider davantage. Elle est issue de pensées négatives et il est indispensable de rappeler aux proches que le mieux qu’ils puissent faire pour le patient est de se préserver en menant une vie « normale ». Ceci est particulièrement vrai pour le conjoint qui doit préserver ses enfants . Il faut également rappeler que se faire aider ne constitue pas un signe de faiblesse, mais au contraire un élément de jugement correct.
Plusieurs mesures peuvent être proposées aux proches pour éviter cette surcharge qui conduit à la culpabilisation : ne pas accepter de nouvelles responsabilités professionnelles, demander de l’aide concrète à des proches, confier ses soucis à des amis, des collègues…, conserver ou développer des activités personnelles, prendre du temps libre pour souffler.
Partie 2 : Comprendre et accepter le long terme à propos de la récupération
1. Accepter les limites naturelles de la rééducation
Chacun espère une guérison totale. Et ce d’autant que des histoires « miraculeuses » circulent et que les avancées techniques de la médecine laissent à penser que TOUT est possible. Et bien entendu, des attentes irraisonnables déclenchent des sentiments de frustration voire de désespoir.
2. Aider à prolonger l’amélioration au delà des six premiers mois
A la première question des proches (« Quand va-t-il récupérer ? »), la réponse habituelle est de dire que l’essentiel se joue dans les six premiers mois. Mais si cela est assez vrai pour la partie physique, c’est loin d’être exact pour les troubles du comportement dont certains vont même apparaître après cette date fatidique. Il est donc nécessaire de rappeler au patient et à ses proches
• qu’il est toujours possible d’apprendre,
• que l’exercice mental et physique est toujours bon pour les progrès,
• que supprimer les mauvaises habitudes de vie (tabac, nourriture…) aide à l’amélioration,
• qu’il est bon d’écouter ce que les autres disent et d’utiliser alors ce qui marche pour les autres,
• qu’il est nécessaire de stopper les choses qui ne marchent pas.
3.Eviter de donner des avis divergents ou inconsistants
Des avis contraires au sein d’une famille créent du stress et des conflits. Il faut donc essayer de trouver des consensus, de discuter des différents points de vue, de demander au patient ce qu’il a déjà eu comme opinion et de rappeler aux proches qu’il y a rarement une seule solution à un problème, et donc qu’il est vain de s’enfermer.
4.Reconnaître la différence entre les récupérations physique et comportementale
Il faut rappeler à chacun que la récupération physique est le plus souvent plus rapide, mais également que chacun fait l’expérience de stress et de désarroi après une telle épreuve. Il faut également souligner que la récupération ne se fait pas de façon régulière. Il peut même y avoir des retours en arrière.
Partie 3 : Gérer le stress de façon efficace
1. Gérer le stress
La qualité de vie des proches dépend considérablement de leur capacité à gérer leur stress. Par exemple :
• Faire des coupures régulièrement
• Dresser une liste des activités en dégageant des priorités
• Rester raisonnable quant aux objectifs à atteindre
• Ne pas aller jusqu’au bout de ses capacités
• Ne pas hésiter à rechercher de l’aide….
2. Apprendre à mieux juger les progrès
Regarder sans cesse les progrès qui restent à faire empêche souvent d’apprécier ce qui a déjà été réalisé. De plus les progrès sont souvent lents, très lents et de ce fait, les améliorations sont peu évidentes à court terme, surtout pour les proches qui côtoient le patient chaque jour.
3. Eviter de travailler sur trop de choses à la fois
Il est nécessaire de sentir les limites de ses propres capacités. Aller au delà amène de la frustration voire des échecs. On peut par exemple, demander à un proche de noter les choses qu’il a à faire, en donnant des notes selon le degré de priorité, de façon à planifier au mieux.
4.Multiplier les aides
Il faut clairement encourager les patients et les proches à rejoindre un groupe d’aide. Cela permet bien sûr de confronter les problèmes, de voir que chacun a son problème, de discuter de stratégies ou de solutions. Toutefois, cette participation peut amener également un certain découragement. Par exemple, lorsqu’on s’aperçoit que « son » patient est plus gravement atteint que les autres, ou que les possibilités existent ailleurs mais pas chez vous, ou encore que de nouveaux problèmes peuvent surgir dans l’avenir. Il faudra donc veiller à clairement expliquer que l’intérêt essentiel des groupes est de s’entraider et non de se comparer…
Partie 4 : Travailler efficacement avec les professionnels
1. A propos de l’organisation des soins.
Les équipes très spécialisées ne sont pas légion et il est possible qu’elles ne soient pas disponibles localement ou au bon moment, ce qui entraîne une « légitime » frustration. Il faut rappeler aux proches que ce n’est la faute de personne. Il convient également de les mobiliser pour être créatifs dans la résolution des problèmes, même en l’absence de personnes très compétentes. Contacter un groupe d’aide peut aider à trouver des solutions. Enfin, il est toujours possible de lutter pour obtenir de nouveaux services de rééducation.
2. Encourager la communication avec les professionnels
Beaucoup de proches pensent que le médecin a mieux à faire qu’à répondre à leurs questions. Ils pensent également que poser des questions peut être interprété comme un manque de confiance, mal perçu.
Or, poser des questions est nécessaire pour le bien du patient. Comprendre les problèmes permet d’être plus efficace en famille.
Il n’est bien sûr pas possible de poser en permanence des questions. Il est donc nécessaire de les noter lorsqu’elles viennent à l’esprit, de les poser au moment opportun et de noter les réponses pour éviter toute ambiguïté.
3. Rester poli en cas de différents
Il n’est pas inhabituel que des divergences apparaissent sur la conduite à tenir avec le patient. En effet, les professionnels ont leur propre schéma, mais la famille connaît très bien le patient et ressent ce qui marche et ce qui ne marche pas. Toutefois, les échanges doivent rester très courtois. Il est de plus nécessaire que la famille sache apprécier ses propres limites en matière de connaissance médicale.
4.Résoudre les conflits d’information
Il arrive que des informations contradictoires soient données par différents membres de l’équipe soignante. Les raisons en sont multiples : caractère récent de la science rééducative, préférence de certains professionnels pour tel ou tel traitement, situations ne permettant pas un jugement définitif….
Il est nécessaire que les proches donnent alors un maximum d’informations aux intervenants, qu’ils posent des questions pour faire préciser tel ou tel point et qu’ils paraphrasent les réponses pour s’assurer d’avoir bien compris.
Il semble difficile, compte tenu du système de santé en France, de « recopier » intégralement ce type de programme. On pourra toutefois s’en inspirer plus ou moins en fonction des demandes et des besoins des patients et des familles.
De même il semble très possible d’élargir cette optique à d’autres patients, comme les aphasiques ou les autres troubles neurologiques (SLA…).
J. KREUTZER et coll.
Journal of H ead Trauma Rehabilitation, 2002, vol.17, N°4, pp.349-367