Suivant les traces de Mme Borel-Maisonny, l’orthophonie française est historiquement la première à s’être totalement investie dans la rééducation du langage écrit. Et cela en fait encore de nos jours une spécificité qui surprend les professionnels de la plupart des autres pays.
Mais si les orthophonistes « d’ailleurs » traitent rarement directement les troubles de la lecture, les travaux sur le sujet se sont multipliés, en particulier aux USA, et la revue « Topics in language Disorders », dirigée par la remarquable K. BUTLER , s’en fait régulièrement l’écho.
L’intérêt pour le langage écrit vient du lien de plus en plus évident entre troubles du langage oral de la petite enfance et retentissement ultérieur sur l’apprentissage et la maîtrise de l’écrit. Les études de FEY ou de CATTS montrent que, même si la thérapie du langage oral réussit, l’enfant est « à risque » pour son programme scolaire. Et on sait aussi qu’un des meilleurs prédicteurs , mais aussi une des principales causes de difficultés, des habiletés de lecture en maternelle est la qualité du langage oral.
Pourquoi donc présenter cet article ? Essentiellement comme un document synthétique pouvant aisément être proposé aux parents, via la salle d’attente par exemple, ou lors d’une rééducation. Rappeler certains faits aux parents, en dehors de l’utilisation d’articles de la « grande presse », est sans doute indispensable pour « enfoncer le clou » sur certains éléments. Et ce qui sera lu viendra renforcer et prolonger les conseils et explications donnés par l’orthophoniste.
C’est donc dans cet esprit de « vulgarisation » qu’ont été choisis les points forts de cet article. Sans oublier le fait de comparer entre deux modes d’exercice différents.
Cet article est tiré d’une publication de l’Académie Nationale des Sciences -USA paru en 1999 et intitulé « La prévention des difficultés de lecture chez les jeunes enfants ».
Le projet mis en place par le gouvernement américain devait s’interroger sur l’efficacité des interventions mises en place auprès des jeunes enfants qui avaient du mal à apprendre à lire (NDLR : on ne parle pas de dyslexie, ce qui éclaire d’un autre regard, et les troubles, et les interventions). Trois objectifs étaient proposés :
• Rendre cohérente l’importante mais très diverse recherche dans le domaine.
• « Traduire » cette recherche en informations pour les parents, les éducateurs…
• Transmettre ces données le plus largement possible.
Il est clairement rappelé l’extrême diversité des travaux relatifs à la lecture, de l’ethnographie aux psycholinguistes, en passant par les neurobiologistes et les historiens mais aussi étudiant tantôt la cognition, tantôt le langage ou la socialisation.
De cela vient cette grande difficulté (NDLR : qui est souvent la nôtre, face aux nombreux travaux proposés) à intégrer tout cela dans un tableau cohérent.
En préambule, les auteurs rappellent l’importance de la maîtrise de la lecture pour la réussite économique et sociale. L’emploi, la citoyenneté et l’accès à la culture nécessitent une lecture de bonne qualité. (NDLR : malgré les insistantes « légendes » des media sur la prochaine disparition de l’écrit face aux bouleversements technologiques.)
Ils mettent aussi en avant le double aspect dans la lecture, et son évolution au fil de la maîtrise de l’outil. L’enfant de maternelle prétend qu’il « lit » une histoire précédemment racontée. Pour lui, la lecture concerne le sens des informations. Par contre l’apprenti lecteur du CP va mettre l’accent sur la correspondance graphème – phonème, avec toutes les difficultés associées et c’est donc la forme qui l’emporte. Enfin, le lecteur entraîné possède les deux compétences, allant du sens, le plus souvent, au décodage, face à un mot complexe ou inconnu.
Les auteurs citent ensuite les principales caractéristiques de la lecture « experte » :
– les lecteurs expérimentés fixent leur regard environ ¼ de seconde sur chaque mot, même s’ils ne s’en rendent pas compte.
– Les mots écrits sont représentés par le cerveau à la fois de façon orthographique (séquence de lettres) et phonologique (suite de segments de parole).
– En utilisant les deux systèmes, le cerveau recherche dans son dictionnaire mental un élément qui pourrait convenir. La reconnaissance du mot entraîne également toutes les informations qui lui sont attachées (sa signification et sa structure syntaxique).
– Les lecteurs expérimentés n’utilisent pas « la devinette » en fonction du contexte, car ce procédé est bien moins efficace que le décodage.
– lorsqu’une série de mots est reconnue, le lecteur expérimenté utilise ses connaissances linguistiques (syntaxe, sémantique, morphologique et pragmatique) ainsi que sa connaissance du contexte pour accéder à la compréhension de la phrase.
– les bons lecteurs contrôlent en permanence la compréhension, en particulier lorsqu’un mot a été mal reconnu, lorsque certains mots ne sont pas connus, lorsque la syntaxe de la phrase est particulièrement complexe ou lorsque le sujet est inhabituel ou complexe (par exemple « lire entre les lignes… »).
– Tout cela se fait de façon automatique, fluente et sans effort.
Une autre partie de l’article propose une chronologie de l’apprentissage de la lecture.
• Tout commence dès trois ans.
• L’enfant va découvrir et apprécier les fonctions du langage écrit : par exemple même s’il ne lit évidemment pas, il peut connaître les titres des livres et constater l’intérêt de l’écrit. Il peut comprendre qu’on lit de haut en bas et de gauche à droite, ce qu’il « singe » volontiers. Il peut comprendre par des cartes postales, des lettres ou des publicités à quoi sert l’écrit.
• Il est particulièrement important dès cet âge d’insister sur la présence et la valeur de l’écrit et d’adopter une attitude positive de la part des parents et de l’entourage.
• Vers quatre ans, l’enfant va dépasser l’aspect global de l’écrit pour commencer à s’intéresser à la structure interne des mots et au fonctionnement du système alphabétique. Il apprécie les rimes, compte les syllabes et remarque les similitudes entre les mots. Certains enfants vont aller plus loin, apprenant à écrire quelques lettres ou leur nom, mêlant dessins et lettres pour « raconter » une histoire.
• C’est également à cet âge que le vocabulaire enfle fortement pour atteindre l’étendue d’un adulte normal au quotidien. On note dès ce moment les différences entre les enfants. Ceux qui ont été exposés à une grande quantité de langage dans de plus nombreuses situations ont un vocabulaire plus riche. Les études de HART montrent qu’il est indispensable dès 2 ans d’exposer l’enfant à un langage conséquent, riche et varié.
• Cinq ans (ce qui correspond à la première, seule et peu répandue année de maternelle aux USA !!) va être l’époque du jeu avec le système alphabétique. Les mots, jusqu’à présent « lus » comme un signe graphique, commencent à être « lus » grâce à des indices phonétiques (première lettre…). Quelques mots-outils sont facilement lus.
• On attend de l’enfant de six ans qu’il entre de plein pied dans le code alphabétique et qu’il maîtrise au plus vite la correspondance lettre-son dans les mots. Mais il doit aussi s’intéresser au sens des mots et pouvoir discuter à propos d’un court texte qu’il a lu.
• En CE1, il faut parvenir à la fluidité et à l’automatisme dans la lecture, en fait lire sans se rendre compte que l’on décode. Il est alors indispensable que l’enfant lise le plus possible.
• Au delà, l’enfant s’engage dans une lecture silencieuse et indépendante. Dans le même temps, il s’agit de lire pour apprendre (dans les matières académiques) au lieu d’apprendre à lire.
Trois niveaux sont proposés dans l’apprentissage :
– le niveau « de frustration » où l’enfant échoue souvent dans sa lecture, où il n’y a pas de fluidité, où les erreurs de reconnaissance de mots sont nombreuses, où la compréhension est souvent erronée et où des signes de « malaise » existent.
– le niveau de support, où l’enfant peut lire si le texte est préparé et si l’enseignant aide ou supervise étroitement. Les erreurs sont rares et la compréhension est déjà correcte.
– le niveau de l’indépendance où l’enfant peut lire facilement et rapidement, sans aide, et où la compréhension et le rappel sont corrects.
Les auteurs insistent sur l’étendue de l’évaluation qui doit par exemple prendre en compte :
• Quelles sont les occasions de lecture ?
• Quel matériel est facile à lire et lequel présente des difficultés ?
• Quels éléments de lecture sont difficiles (ou faciles)?
• Quelle étape de la lecture est délicate ?
Ce rapport (NDLR : aux USA ou au Canada, les orthophonistes travaillent fréquemment au sein d’établissements scolaires, mais surtout pour le langage oral) rappelle que le principal acteur est l’enseignant (ou bien un spécialiste de la lecture – sans doute comme les ortho pédagogues québécois ?).
Le rôle de l’orthophoniste se situe surtout en amont, avec les enfants à risque suite à des troubles du langage ou de la parole. Il faut évaluer les éléments préalables à l’apprentissage, comme la conscience phonologique ou l’étendue du vocabulaire. L’orthophoniste doit également travailler en étroite collaboration avec l’enseignant, en précisant les points faibles risquant de jouer un rôle négatif sur l’apprentissage de la lecture. Il doit également avoir une relation étroite avec les parents afin qu’ils comprennent bien le rapport entre langage écrit et lecture et qu’il aide au mieux l’enfant par des activités spécifiques.
René DEGIOVANI
Pour en savoir plus :
Speech-language pathology and the early identification and prevention of reading disabilities
M. FEY
Perspectives, 1999, n°25, pp.13-17
Language impaired preschoolers : a follow-up into adolescence
S. STOTHARD et coll.
Journal of Speech and Hearing Research, 1998,
C. SNOW et coll
Topics in Language Disorders, 1999,vol.20, n01, pp.48-58