Actualités Orthophoniques Juin 2003 (volume 7, n°2)
Les auteurs débutent l’article en rappelant, références d’articles à l’appui, tous les « malheurs » qui peuvent s’abattre sur les enfants ayant des difficultés de langage.
Troubles de la phonologie, du lexique et des relations sémantiques, de la syntaxe, de la morphologie et de la pragmatique. Mais aussi, troubles du fonctionnement cognitif, comme dans le traitement des éléments visuels et auditifs ou le déplacement mental ou encore le jeu symbolique. Sans oublier une certaine lenteur et des problèmes dans les tâches de discrimination visuelle.
Bien entendu, ces troubles conduisent souvent à l’échec scolaire, à la fois en raison des difficultés à apprendre à lire et à écrire que de celles liées au comportement de l’enfant.
La grammaire, et plus particulièrement, les éléments de morphologie grammaticale, ont été particulièrement étudiés. En effet, lorsque l’on apparie des enfants SLI (Specific language impairment = troubles spécifiques du langage) à d’autres en tenant compte de la longueur des énoncés (grand classique en matière d’évaluation), on note que les enfants SLI ont des schémas d’évolution bien différents, avec une apparition très tardive des formes grammaticales et un intervalle très important entre la première utilisation d’une forme et sa maîtrise complète. On peut donc noter chez certains enfants SLI un tableau clinique particulier : d’une part l’omission de formes grammaticales comme les articles, les auxiliaires ou la non conjugaison des verbes et d’autre part des phrases longues et complexes, que l’on attend habituellement plus tard dans la progression linguistique.
Ce constat de « grand écart » a amené de nombreux cliniciens à intervenir spécifiquement sur la grammaire. L’intervention s’avère souvent assez complexe et les auteurs proposent quatre étapes afin de donner toute sa force au travail.
1. Examiner en détail les difficultés de réalisation linguistique de l’enfant (NDLR : cela semble tout de même normal !!)
2. Evaluer la connaissance linguistique de l’enfant qui sous-tend cette réalisation.
3. Evaluer le retentissement des troubles linguistiques sur les performances actuelles cognitives, sociales et comportementales de l’enfant.
4. Evaluer l’impact de ces difficultés pour le développement futur de l’enfant (langagier, cognitif, social, comportemental et bien sûr scolaire).
Les auteurs inscrivent ces étapes dans une vision spécifique de l’intervention : pour eux, l’objectif fondamental d’une rééducation orthophonique est d’une part de faciliter le fonctionnement de la communication de l’enfant, d’autre part de limiter au mieux le retentissement des troubles existants ou potentiels sur la réussite scolaire, l’insertion sociale et le comportement de l’enfant.
(NDLR : cette façon de voir semble profondément différente de la tradition française du « soin ». Elle s’inscrit dans deux lignées nord-américaines : une scientifique, que l’on retrouve par exemple avec les cérébro-lésés, à savoir mettre en avant la personne avant ses troubles et une autre financière. Les fortes contraintes sur les budgets rééducatifs (pas de possibilité de prise en charge longue pour les patients) ainsi que les directives émises par les compagnies d’assurances publiques et privées, ont obligé les orthophonistes à « jouer utile », c’est à dire à apporter des stratégies qui pourront être utilisées au mieux dans la vie post-orthophonique.
Les auteurs développent ensuite une « explication » des troubles de la grammaire, due à Léonard. Selon lui, les enfants SLI auraient des difficultés au niveau strictement langagier mais aussi dans les opérations sensori-motrices ainsi que dans les divers traitements de l’information. Les difficultés apparaîtraient préférentiellement dans le langage, et en particulier d ans ses composantes élaborées, car il y aurait alors nécessité d’un traitement sensoriel et perceptif rapide, difficile pour ces enfants. Ainsi les difficultés de langage apparaîtraient préférentiellement pour les formes qui seraient affaiblies phonétiquement, opaques sur le plan sémantique et complexe dans la rapidité de traitement. Ainsi donc certaines formes grammaticales seraient davantage touchées que d’autres.
Les auteurs présentent ensuite les dix principes dont devrait s’inspirer toute intervention en matière de grammaire. Les quatre premiers correspondent aux objectifs à définir, les six autres précisent des procédures rééducatives.
1. L’objectif de base de toute intervention doit être d’aider l’enfant à améliorer sa compréhension et son utilisation de la syntaxe dans l’ensemble de ses activités, écrites et orales, tant en conversation qu’en narration.
De prime abord, cet objectif apparaît bien « fumeux ». Mais aux yeux des auteurs, il s’agit en fait de montrer que l’intervention doit modifier le quotidien de l’enfant. Pour les tenants de « l’approche totale » (NDLR très en vogue aux USA, qui privilégie un travail de communication sans organisation très structurée), il est donc nécessaire d’intervenir dans des contextes réels, lieux ou activités spécifiques. Pour les auteurs il s’agit surtout de « transférer » les avancées dans la vie réelle de l’enfant.
2. La grammaire ne doit pas être l’unique élément du langage et de la communication à être travaillée.
Ce principe repose d’abord sur le fait que, même avec des troubles majeurs et prioritaires de la grammaire, les enfants ont souvent aussi d’autres troubles linguistiques ou cognitifs qu’il faut prendre en charge. Un autre élément vient s’ajouter, à savoir qu’une intervention spécifique n’améliorera sans doute pas les autres compartiments linguistiques atteints. Les avis des scientifiques semblent divers sur cette question, pourtant très centrale : les gains observés dans un domaine linguistique spécifique permettent-ils des progrès dans les autres domaines. Ou bien , évoqué autrement, des améliorations en grammaire provoquent-elles un gain phonologique ? Les auteurs pensent qu’il n’en est rien (NDLR : comment en serait-il autrement ?) et que l’intervention sur le trouble strictement grammatical doit être complétée par d’autres, sur le transfert narratif ou social des nouvelles habiletés.
3. Il est nécessaire de sélectionner quelques objectifs intermédiaires afin de stimuler le processus d’acquisition.
Ce titre général signifie pour les auteurs qu’il faut « préparer la matière ». Il est d’une part nécessaire de stimuler les ressources existantes de l’enfant (par exemple en s’appuyant sur ce qu’il maîtrise bien pour aller vers ce qu’il ne connaît pas) et d’autre part d’organiser les sujets pour permettre une meilleure appréhension par l’enfant.
Il faut également tenir compte de façon précise des difficultés de l’enfant. Par exemple, tel enfant (et c’est la règle générale) omettra plus souvent les syllabes faiblement accentuées lorsqu’elles précèdent immédiatement une syllabe accentuée. Ou encore, les pronoms et articles seront plus souvent omis en position de sujet que d’objet. Au delà de la cohérence grammaticale, il faut tenir compte de ces éléments non grammaticaux dans le cours de l’intervention.
4. Les objectifs doivent tenir compte du « degré de préparation » de l’enfant
L’intervention ne doit cibler que les éléments pour lesquels l’enfant est « prêt » d’un point de vue linguistique, cognitif et social. Il est donc inutile de vouloir lui inculquer certaines informations. On peut ainsi s’intéresser aux éléments grammaticaux que l’enfant utilise parfois, mais omet dans d’autres situations. On peut également travailler avec des éléments que l’enfant n’utilise pratiquement pas mais qui sont « de son niveau ». Dans ce dernier cas, on note que certains enfants peuvent s’approprier un élément après une seule séance de rééducation ! En 1996 Nelson va même jusqu’à proposer qu’il n’y ait pas d’intervention orthophonique dès lors que l’enfant possède, même très partiellement, un élément grammatical. Mais d’autres auteurs pensent différemment. Par exemple, en 1992, Connell note que la difficulté pour les enfants réside dans un accès phonologique rapide des éléments grammaticaux. Il est alors nécessaire de multiplier les occasions d’employer ces éléments dans le cadre d’un travail orthophonique.
Les principes suivants représentent des techniques, agissant directement sur le développement des éléments grammaticaux.
5. Modifier le contexte social, physique et linguistique afin de créer des occasions nouvelles d’utilisation des éléments grammaticaux.
L’orthophoniste doit multiplier les situations dans lesquelles l’enfant doit donner une réponse utilisant des éléments grammaticaux, même si ces éléments restent un certain temps inadéquat. L’échange des rôles entre l’enfant et l’orthophoniste peut permettre ce genre de travail.
On peut également donner à l’orthophoniste de rôle de « saboteur »…qui va aller à l’encontre des règles de la conversation habituelle. Par exemple, briser les routines de la communication, différer la prise de parole ou ne pas clairement indiquer l’objet de sa demande afin d’obliger l’enfant à poser des questions, utiliser un objet de façon non conventionnelle…. Bien sûr, certains orthophonistes ont du mal à accepter ce rôle, où ils apparaissent comme stupides ou incorrects aux yeux de l’enfant. On peut alors utiliser des poupées qui joueront ce rôle.
A titre d’exemple, l’auteur propose la confection d’un sandwich…au beurre de cacahuète !! on pourra se contenter de confiture…. L’idée est d’apporter des ingrédients « anormaux » qui vont déclencher la réaction de l’enfant. Lorsque l’enfant aura maîtrisé les éléments grammaticaux, on pourra reprendre cet exercice « correctement ».
6.Utiliser une grande variété de textes afin de développer des environnements spécifiques.
On peut noter que les enfants réussissent bien dans certains contextes (par exemple la conversation) et pas dans d’autres (par exemple le récit). Il est donc nécessaire d’évaluer puis d’intervenir dans les différents aspects du langage oral et écrit.
D’autre part, certaines formes grammaticales apparaissent plus souvent dans certains contextes. Ainsi selon Leadholm, les éléments possessifs étaient trois plus nombreux dans les récits que dans la conversation courante. De même, le présent est plus fréquent dans l’explication et le passé dans le récit.
Enfin, il faut utiliser la modalité écrite pour les enfants les plus grands, car certaines formes (passif, apposition…) n’existent quasiment qu’à l’écrit.
7. Modifier le discours afin que les éléments ciblés soient mieux mis en valeur.
Il suffit souvent d’allonger les mots et de les prononcer plus fort, ou de les accentuer pour qu’ils se distinguent des autres composants. Mais l’inconvénient est de proposer un discours inhabituel qui « sonne » bizarrement.
On peut également s’arranger pour que l’élément grammatical ciblé soit placé en fin de phrase ou d’énoncé (NDLR : ceci est bien plus aisé en langue anglaise, qui reduplique les auxiliaires). Il est alors plus facile d’accentuer l’élément ciblé.
On peut aussi créer un contraste entre deux termes complémentaires, rendant possible l’accentuation. Ainsi l’énoncé : « Ne mets pas la pelle dedans . Mets-la dehors ». Cette dernière technique est facile à intégrer dans un jeu ou dans une fausse dispute, car chacun peut « argumenter ».
8. Faire un contraste systématique entre les éléments utilisés par l’enfant et les éléments utilisés par les adultes, en utilisant une technique de « reprise » des phrases.
Il s’agit de reprendre le discours de l’enfant, donc de conserver le sens, mais en employant d’autres structures grammaticales.
L’enfant se sent proche de ce qui est dit, puisque son sens est conservé.
Comme la nouvelle phrase ressemble beaucoup à l’ancienne, l’enfant s’y retrouve et peut facilement comprendre la modification.
On peut donc privilégier ce type d’intervention qui met l’accent sur la fréquence des « redites » et qui met en avant certains éléments du moins si l’enfant est prêt à les recevoir.
Ces « redites » peuvent être simples (ajouter ou modifier un seul élément à un seul mot…) ou plus complexes (ajouter des informations complémentaires nouvelles)..
Par contre on doit souligner que les redites interrogatives « passent mal » essentiellement car une trop grande complexité apparaît dans ce type de phrase.
Enfin, ces « redites » présentent l’avantage de pouvoir être généralisées facilement aux différents intervenants (parents, fratrie, enseignants). Toutefois, un certain entraînement semble indispensable pour les parents afin d’intégrer au mieux et plus souvent cette approche.
10. Il est indispensable de toujours présenter les éléments grammaticaux à l’intérieur de phrases bien organisées.
Beaucoup d’orthophonistes utilisent des phrases minimales, quasi télégraphiques, pour travailler la grammaire. Ils pensent en effet concentrer au mieux l’intérêt de l’enfant sur l’élément.
Pourtant plusieurs raisons vont dans le sens contraire.
Ceci empêche l’enfant d’être en contact (en compréhension) avec des éléments maîtrisés et il y a donc limitation du potentiel disponible. D’autre part, avant même de les produire et de les comprendre totalement, les enfants peuvent être sensibles aux éléments grammaticaux dans le cours du discours. Et les études faites montrent que les enfants comprennent mieux les phrases bien régulières que celles incluant des logatomes. Il n’est donc pas du tout certain que la compréhension de l’enfant soit meilleure avec un langage télégraphique.
11.Faire imiter par l’enfant les éléments afin de les rendre plus présents.
L’idée est avant tout d’attirer l’attention de l’enfant sur les éléments grammaticaux et non d’apprendre par ce biais. L’orthophoniste dit une phrase et la « fait jouer » à une poupée. L’enfant doit reprendre cette phrase. Et ainsi de suite. Le modèle phonologique est également présent ce qui aide l’enfant.
Marc FEY et coll.
American journal of Speech-Language Pathology, Février 2003, pp.3-15