Retard de langage et dysphasies : question de diagnostic
M-A SCHELSTRAETE et E. COLLETTE
Langage et Pratiques – n°50 – Décembre 2012
Lorsque j’ai fait mes études d’orthophonie (d’accord c’était il y a 30 ans…), le terme de dysphasie n’existait pas… L’apparition de ce concept, de même que la réorganisation du terme de dyslexie, a largement modifié notre approche rééducative (du moins pour beaucoup d’entre nous) en passant d’une croyance de réparation totale et rapide à des notions de compensation et de vivre avec ….
Mais voilà que deux logopèdes largement chevronnées viennent semer le doute sur ces deux concepts. Voilà qui devrait aiguiser votre appétit scientifique !
Il n’y a pas qu’en politique que francophones et anglo-saxons s’opposent !
Chez nous (France, Belgique et Suisse), depuis plus d’une dizaine d’années, on distingue « clairement » retard de langage et dysphasie.
Retard de langage = trouble fonctionnel du développement, acquisitions plus tardives que ce à quoi on s’attend (NDLR : la vraie notion de retard), profil langagier équivalent à celui d’un enfant plus jeune, censé se résorber avec une prise en charge voire spontanément.
Dysphasie = « déficit significatif et durable de l’organisation du langage, un trouble structurel » avec des conséquences sur l’ensemble de la personne.
Chez nos collègues anglo-saxons, on emploie le terme de « trouble spécifique ». ce terme indique que les enfants touchés n’ont que des difficultés de langage. Et la dysphasie apparaît comme un trouble spécifique sévère et persistant alors que le retard de langage, lui aussi spécifique, reste transitoire et moins important. Il y a donc un continuum et les anglo-saxons mettent en avant les points communs entre les deux pathologies. Certains cas correspondent bien à la double notion d’inclusion (des caractéristiques langagières) et d’exclusion (spécificité) mais très souvent en clinique les choses sont loin d’être aussi simples…
– La notion de spécificité.
Dans la terminologie officielle classique, pour qu’un trouble soit spécifique, il faut qu’il y ait un trouble langagier attesté (inclusion) et qu’aucune explication puisse justifier ce trouble (déficience sensorielle, lésion cérébrale, déficience intellectuelle, troubles psycho-affectifs sévères ou carences éducatives ou environnementales graves (exclusion).
Les auteurs avancent quatre remarques :
- il n’y a pas de nécessité d’un écart important entre QI verbal et QI non verbal. Un enfant avec un QI limite peut (hélas) être dysphasique. D’ailleurs il faut être prudent avec le QI non verbal car l’accès au langage structure la pensée et donc aide au tâches de raisonnement.
- Les exclusions notées précédemment ne sont pas définitives. Même si cela est très difficile à montrer, un enfant sourd ou aveugle peut être dysphasique. De même il est souvent difficile d’apprécier les carences (familles très défavorisées, adoption non précoce, enfants bilingues…).
- En matière de dysphasie, les troubles ne sont souvent pas si spécifiques qu’on ne le dit…On peut trouver chez ces enfants des troubles moteurs et des difficultés de praxies bucco-faciales. De plus le trouble du langage s’accompagne souvent de troubles neuropsychologiques (difficultés attentionnelles ou problèmes de mémoire verbale) ou de fatigabilité.
A tel point que certains chercheurs pensent que la cause des troubles langagiers est plus large.
- Les enfants « dysphasiques pragmatiques » s’insèrent mal dans la notion de spécificité car ils sont à la limite de la sphère du langage.
– La notion de persistance
Selon la « tradition » francophone, il faut attendre 6 ou 7 ans pour porter le diagnostic de dysphasie afin de s’assurer de la distinction entre l’enfant qui parle tard et celui qui parle mal.
Or de nombreux signes « marquent » précocement les troubles.
– par exemple dès 3 ans, des troubles de discrimination phonologique, des difficultés de compréhension des mots et des énoncés, des erreurs phonétiques fréquentes (enfant peu intelligible), des troubles praxiques, des difficultés à utiliser la morphologie, un retard dans la communication gestuelle ou une absence notable de progrès malgré une rééducation orthophonique ciblée et intensive (NDLR on ne parsème pas quelques séances, on répond clairement selon les pathologies…)
– Après 5 ou 6 ans, les signes d’appel sont les suivants : difficultés pour la répétition de pseudo-mots, difficultés narratives, difficultés à utiliser la morphologie en production, manque du mot persistant.
Mais si ces signes peuvent annoncer une dysphasie, ils peuvent également se retrouver dans des retards de langage, montrant clairement qu’il y a une continuité (et non une dichotomie stricte) entre dysphasie et retard de langage.
– La notion de sévérité
Elle n’est sans doute pas aussi absolue qu’on ne le pense.
– d’une part chez certains enfants le tableau déficitaire est hétérogène, certains troubles étant sévères, d’autres plus légers.
– D’autre part, certains troubles, décrits comme peu importants, peuvent être très handicapants dans la vie scolaire et professionnelle de l’enfant/adulte. C’est le cas pour le tableau de « dysphasie lexico-sémantique ». L’enfant peut donner le change dans la vie quotidienne mais les troubles dégradent fortement les résultats scolaires. Par contre ils peuvent régresser dans un environnement porteur.
– Les facteurs de risque et de protection
Selon les auteurs, ces notions ne doivent pas être absolues. Il faut dans tous les cas y ajouter les notions de facteurs de risque et de protection au sein de l’environnement de l’enfant. En effet il est fréquent de voir des tableaux frontière et l’évolution, voire le diagnostic, pourra dépendre de ces notions négatives de risque ou positives de protection. Pour prendre une décision diagnostique il faudrait donc recueillir auprès de la famille des données personnelles (anamnèse…) mais aussi confronter avec d’autres orthophonistes certaines hypothèses (forums, sites d’association professionnelle, revues).
NDLR : Ainsi le diagnostic sera complet, au delà de la rigueur du chiffre.
NDLR 2: l’article est complété par huit « vignettes » détaillant de façon très intéressante et utile (informations pratiques sur les épreuves du bilan) le cas de divers enfants. Des sortes de travaux pratiques….
Références bibliographiques :
– « Les dysphasies : de l’évaluation à la rééducation » de C.Maillart et M-A Schelstraete , ouvrage paru en 2012 chez Masson-Elsevier.
– Dans cet ouvrage, l’article de LECLERCQ et LEROY « Introduction générale à la dysphasie »
– Ou celui de SCHELSTRAETE « Relations entre langage oral et langage écrit dans les troubles du langage oral »
– Ou encore celui de MAILLARD et DURIEUX « Une initiation à la méthodologie. Evidence based Practice »
A propos de cet article (et des autres): Pour répondre à la question d’un lecteur, voici comment nous procédons.. Nous sélectionnons dans les revues publiées les articles qui nous semblent les plus attractifs en formation continue d’un point de vue clinique. Certains articles passionnants mais trop théoriques sont ainsi exclus. Nous lisons et faisons une synthèse de l’article en ajoutant un brin de bibliographie. C’est le corps du texte… Lorsque nous citons l’auteur de l’article, c’est toujours entre des guillemets. Lorsque nous nous permettons un commentaire personnel, nous utilisons des caractères en italique en général précédés d’un NDLR (Note de la Rédaction)…
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