Actualités Orthophoniques Juin 1999 (volume 3, n°2)
Plusieurs générations d’orthophonistes ont suivi plus ou moins scrupuleusement les approches de Mme Borel-Maisonny ou de F. Estienne dans le domaine de la dyslexie et de la dysorthographie. Le principe général était celui de l’unicité du trouble, avec un tableau clinique bien connu (les célèbres inversions ont largement marqué la notion de dyslexie auprès des enseignants et du public…) mais les causes n’étaient pas précisées (ce qui donnait libre cours à des interprétations les plus diverses…). La rééducation reposait sur trois grandes options : celle, disons psychothérapeutique, de Chassagny, celle, phonétique, alliant signe, son et geste de Mme Borel et celle, langagière, reposant sur des jeux de langage, de F. Estienne.
Mais la neuropsychologie cognitive est venue perturber cet édifice bien huilée et remettre en cause nos certitudes. Pour schématiser à outrance, cette approche repose sur la notion de modèle « normal » et donc, selon le « lieu » de la perturbation, sur des profils différents. On a ainsi vu surgir avec les études de Boder les notions de dyslexies dysphonétiques (incapacité à traiter les mots de façon analytique mais lecture globale préférentielle) vs dyséïdétiques (mauvaise perception visuelle des formes écrites). Puis à partir des modèles à deux voies (Newcombe et Marshall – il y a 25 ans déjà…), les termes de dyslexie phonologique et de dyslexie de surface.
Si vous avez dormi depuis ces vingt cinq dernières années, voici un (très) rapide rappel , car votre avenir d’orthophoniste en dépend sans doute :
• la dyslexie phonologique est donc une atteinte de la voie phonologique (avec préservation de la voie lexicale). La lecture des non-mots est très difficile avec des paralexies et une tendance à la lexicalisation. Les nouveaux mots sont mal lus. « chein » sera lu « chien », « tracteur », « facteur »….
• Dans la dyslexie de surface, l’enfant lit les mots réguliers et les non-mots. Mais il ne respecte pas l’irrégularité, comme s’il ignorait la lecture de ces mots. Ainsi « femme » est lu « fam ».
Une autre classification est celle de Frith, reposant sur trois stades :
• Logographique
L’enfant tient compte de l’allure globale du mot, sans analyse phonologique. Le mot correspond à une sorte de logo, strictement visuel.
• Alphabétique
Il y a déchiffrement des phonèmes
• Orthographique
L’enfant a constitué un lexique interne des mots déjà rencontrés.
Parmi les troubles cognitifs associés, les désordres phonologiques sont au premier plan. Un déficit dans ce type de traitement entraîne une difficulté à manipuler les phonèmes de façon volontaire (métaphonologie). Il peut s’agir de l’incapacité à segmenter la parole en phonèmes comme on le voit dans de nombreuses tâches proposées (du type « remplacer les /a/ par des /i/). Lecoq montre bien que certains enfants possèdent, avant même l’âge de la lecture, des capacités importantes de segmentation alors que d’autres ne les ont pas, ou peu, même en CP.
Toutefois on doit clairement noter que la dyslexie n’est pas assimilable à un simple déficit phonologique, comme le montre la dyslexie de surface, où les enfants ont une capacité phonologique correcte. Les épreuves de jugement de rime ou de décision lexicale font la preuve des stratégies différentes mises en ?uvre par les deux types de dyslexiques.
L’auteur du mémoire développe ensuite les méthodes de rééducations proposées. Il s’agit d’abord des méthodes classiques, celles de Borel-Maisonny ou de M. de Maistre, fonctionnant sur une conception phonétique, et celle de F. Estienne qui développe une vision globale du mot, sous une forme de flash.
Les stratégies neuropsychologiques suivent : méthode Tallal pour la dyslexie phonologique, mais avec une « critique » de l’expérimentation, qui contraste heureusement avec le consensus habituel.
Pour la dyslexie de surface, étude de Broom et Doctor (1995), propositions de M-P De Partz (1992) et travail de Geiger et Lettvin (1994) sur le champ de vision.
Après cette partie théorique, et comme le veut la tradition du mémoire d’orthophonie il y a une partie expérimentale, en l’occurrence la rééducation d’un adolescent de 14 ans, scolarisé en 4 ème . Il est suivi depuis le CP en orthophonie et présente, lors d’un bilan neuropsychologique effectué à 10 ans, une dyslexie de surface et une dysorthographie sévère.
A titre de rappel, voici quelques résultats relatif à ces troubles :
• Répétition de mots complexes et de non mots correcte
• Dénomination correcte
• 23 noms en fluence verbale
Donc un bon niveau de langage.
En matière de lecture :
• effet de fréquence (mots non fréquents moins bien lus)
• effet de longueur (2/20 pour les mots de 10 lettres mais 18/20 pour ceux de 3 à 4 lettres…)
• effet de régularité (la moitié seulement des mots irréguliers est lue).
• Lecture de non-mots meilleure que celles des mots.
En orthographe, les mots complexes sont très mal réalisés alors que les non-mots dictés sont bien écrits. Les erreurs sont phonologiquement correctes lors d’un texte spontané.
On constate aussi un déficit dans la visualisation interne de l’orthographe des mots (épellation à l’envers nettement plus faible qu’à l’endroit).
Le traitement phonologique est normal (jugement de rimes, décomposition phonémique).
L’expérimentation s’est faite sur 14 mois à raison d’une séance hebdomadaire, mais avec également deux séances de travail orthophonique plus classique.
Un travail non-verbal a d’abord été proposé avec l’hypothèse de troubles visuo-attentionnels :
• Créer et développer des stratégies d’analyse détail par détail. Dans une grille de 48 cases, S. (c’est dorénavant son nom) doit rechercher les dessins identiques au modèle . Les dessins sont d’abord simples, puis complexes, puis abstraits, puis comprenant davantage de caractéristiques pour le différencier. S. a développé ainsi une stratégie par élimination.
• Le jeu des différences avec deux dessins quasi identiques, style jeu dans les magazines.
• « Portraits robots » à retrouver à partir d’un énoncé lu.
• Repérage de dessins allant par paires
• Retrouver l’ordre chronologique des dessins.
• Objets cachés à l’intérieur d’un dessin.
• Exercices de concentration : relier les nombres d’une grille dans un ordre croissant.
Un travail verbal a ensuite été effectué avec comme principe général la possibilité de transfert des acquis non-verbaux sur le matériel verbal:
• Lecture mot à mot sur ordinateur avec tâche contraignante. On avait constaté que S. percevait moins bien les lettres centrales d’un mot que celles situées aux extrémités. On a donc créé une tâche contraigante lors de la lecture d’une phrase mot à mot, en obligeant S. à taper sur la table lorsqu’il voyait la lettre choisie.
• Lecture verticale ou de mots collés à haute voix. Il s’agissait d’utiliser au mieux la stratégie phonologique de S.
• Travail direct sur le stock lexical, avec un apprentissage de listes de mots (50 mots en 14 mois).
• Epellation de mots à l’endroit et à l’envers pour apprendre les mots des listes ci-dessus. Il s’agissait de faire acquérir une représentation mentale stable des mots. Plusieurs procédés ont été utilisés, par exemple d’écrire la partie difficile dans une autre couleur ou dans une calligraphie de taille plus grande. La méthode de M-P De Partz (dessin à insérer dans les lettres pour visualiser la forme) a aussi été employée ainsi que des stratégies verbales personnelles.
• Repérage de mots dans une grille
• Mots à reconstituer
• Mots mêlés
• Dictée de mots
Chaque séance était ainsi conçue : 10 minutes de lecture mot à mot sur ordinateur, puis des exercices, non verbaux. Une épreuve d’épellation suivait, suivi de la reconstitution de mots ou de mots mêlés. Un exercice de lecture terminait la séance.
Les résultats de tous ces exercices sont analysés.
Un bilan neuropsychologique a été réalisé à la suite de ce programme. On constate que « les capacités de reconnaissance rapide des mots se sont nettement améliorées ». Le score à la dictée de mots complexes est passé de 1 sur 22 à 9 sur 22. Un lexique semble se constituer.
Comment percevoir cet exposé et ses résultats ?
Il semble tout à fait intéressant d’analyser les troubles de la lecture et de l’orthographe et non simplement de les décrire. Le « décorticage » des troubles est assurément un gain pour la compréhension des troubles dyslexiques. Reste que l’intervention ne semble pas être au même niveau. Si certains exercices semblent bien « coller » aux troubles (par exemple l’épellation à l’envers), beaucoup semblent un peu passe-partout et déjà largement utilisés depuis des années dans la profession. Faut-il pour autant remettre en cause cette approche neuropsychologique ? Sans doute pas mais notre effort collectif sera d’imaginer des exercices à la hauteur de l’évaluation. Et c’est bien à notre profession que cette tâche échoit.
Claire BERNAUS
Lyon, 1997, 73p.+annexes