Production verbale de mots – Approche cognitive

Actualités Orthophoniques Juin 2003 (volume 7, n°2)
Décidément nous sommes de parole (mais, fidèles lecteurs, vous avez l’habitude !), dans le numéro précédent de votre revue préférée nous vous avions promis de revenir, plus en détail, sur un chapitre de l’ouvrage de Patrick Bonin « Production verbale de mots. Approche cognitive » . Nous nous intéresserons plus précisément au chapitre intitulé : « produire des mots sous dictée » car dans notre pratique quotidienne et en particulier avec nos patients cérébrolésés, nous sommes parfois confrontés à des troubles de la production écrite sous dictée et spontanée : dysgraphie de surface, dysgraphie phonologique, dysgraphie profonde.
« Toute conception sur la production orthographique sous dictée doit être en mesure de rendre compte de notre habileté à produire d’une part une orthographe plausible pour les mots que nous n’avons jamais écrits, ni même vus ou entendus, autrement dit de produire des formes écrites qui n’ont jamais été apprises ou qui n’existent pas dans la langue…d’autre part, l’orthographe des mots connus ».

La neuropsychologie a fourni la majorité des conceptions les plus « pointues ». Le modèle dominant des productions écrites sous dictée chez les adultes est le modèle de la double voie .

L’auteur nous propose de suivre l’évolution de ce modèle qui s’est précisé au fil des recherches et des nombreuses observations faites au cours d’expériences. Patrick Bonin nous présente également les modèles connexionnistes et une étude de production de mots sous dictée en temps réel par des adultes normaux.

Pour illustrer le système à deux voies (Margolin 1984 )

Patrick Bonin décrit trois pathologies qui attestent d’une dissociation entre voie lexicale et voie non lexicale : dysgraphie lexicale ou de surface, dysgraphie phonologique et dysgraphie profonde.

Dysgraphie lexicale ou dysgraphie de surface (ou encore dysgraphie orthographique) :

Le patient peut écrire sans difficulté des pseudo-mots sous dictée alors qu’il commet de nombreuses erreurs orthographiques pour les mots familiers.

Dysgraphie phonologique ou dysorthographie phonologique :

Le patient s’avère incapable de transcrire des pseudo-mots ( ni même de les épeler) alors que la production de mots familiers est correcte.

Dysgraphie profonde :

Le patient présente des erreurs sémantiques ( « table » peut être écrit « chaise ») et des difficultés à produire des mots, difficultés plus importantes sur les mots fonctions et les verbes que sur les noms, et sur les mots abstraits que sur les mots concrets.

Ce modèle suggère que les processus impliqués dans la production de mots familiers et dans celle de mots non familiers ou de pseudo-mots soient différents. Ces deux voies correspondent à deux modes de production : par adressage pour les premiers, par assemblage pour les seconds.

Notons que d’autres modèles à double voie (Ellis, 1988) proposent que la voie lexicale n’implique pas nécessairement un passage par le système sémantique : une voie reliant le lexique phonologique au lexique orthographique permettrait la production orthographique.

L’auteur nous présente ensuite le modèle de l’analogie lexicale (Campbell,, 1983 ) qui induit l’existence d’influences lexicales dans la production de non-mots ; les processus mis en ?uvre dans la production écrite de non-mots ne s’appuient pas sur un transcodage de phonèmes en graphèmes, mais sur une analyse lexicale des pseudo-mots Les non-mots seraient donc produits par analogie avec des mots existants dans le lexique orthographique.

Certains chercheurs penchent pour un fonctionnement intégré des deux voies . La production lexicale impliquerait les deux voies ; la procédure non lexicale permettrait d’éviter les erreurs sémantiques en contraignant le choix d’une sortie phonologique ou orthographique correcte. Ainsi l’intégration des deux voies servirait à renforcer la cible afin que le choix correct soit fait parmi d’autres mots voisins activés. Les résultats des études menées par Glover et Brown (1994), Bonin et all (2001) laissent penser qu’il y a bien une influence du voisinage lexical dans la production écrite des mots sous dictée . Ces résultats n’ont pas donné lieu à des recherches plus précises ; Patrick Bonin préconise que l’effet de voisinage soit étudié de façon systématique et complète.

Le modèle de Rapp (2002 ) propose que les voies lexicale et sous lexicale convergent à un même niveau de traitement : le niveau des graphèmes . Lorsque le mot présente des correspondances phonie-graphie prédictibles, les informations provenant des deux voies sont concordantes. En revanche, lorsque le mot ne possède pas de correspondances prédictibles, les informations activées par les deux voies ne sont pas concordantes ; la voie lexicale fournit l’orthographe correcte et la voie non lexicale fournit une orthographe comportant des correspondances phonie-graphie régulières et l’orthographe générée est phonologiquement plausible. Un conflit se produit donc à ce niveau, et il doit être résolu afin que l’orthographe correcte soit choisie et non l’orthographe phonologiquement plausible.

Stimulus auditif

Bonin et Méot (sous presse ) ont étudié la production orthographique en temps réel sous dictée de mots chez des normaux (sic). Les résultats obtenus suggèrent que les codes lexicaux et sous lexicaux contribuent à la production de mots sous dictée . Ces résultats sont en accord avec le modèle à deux voies de Rapp et all (2002). Il y aurait bien intégration des voies lexicale et non lexicale . L’idée que ces deux voies fonctionnent de façon totalement indépendante a vécu !

Depuis 1994, se développe la modélisation connexionniste . Le modèle le plus connu est Netspell (Olson et Caramazza, 1994) qui produit des séquences de lettres en réponse à des séquences sonores. Il s’agit d’un réseau composé de trois couches d’unités : une couche d’unités d’entrée qui codent les mots entendus, une couche d’unités de sortie qui codent les mots écrits ( orthographe), une couche d’unités intermédiaires. Chaque unité d’une couche est connectée à toutes les unités de la couche ou des couches adjacentes. Au début de l’apprentissage, le réseau répond aux séquences de sons de manière aléatoire ; s’il y a erreur, l’erreur est renvoyée en retour au réseau qui modifie les forces de connexion entre les unités ; ainsi le modèle progresse au fur et à mesure et produit des réponses de plus en plus correctes. Ces modèles en sont à la phase initiale de développement mais Patrick Bonin pense : « Il y a fort à parier que l’approche connexionniste…. connaîtra un succès dans les années à venir et contribuera à une meilleure compréhension de la production sous dictée. »
Patrick BONIN

Ed. De Boeck, Bruxelles, 2003, 256 p., 34,5 ?