Moving beyond Accent: social and cultural realities of living with many tongues

Actualités Orthophoniques Mars 2000 (volume 4, n°1)
Qu’il s’agisse de questionnements scientifiques, de techniques d’évaluation ou plus encore de pratiques rééducatives, les professionnels américains des troubles de la communication semblent souvent avoir quelques temps d’avance. On peut bien le reconnaître même si on n’adhère pas toujours à leurs prises de parti et si on ne cautionne pas systématiquement leurs façons de faire.
Mais, tout traverse l’Atlantique tôt ou tard : problèmes, questionnements et même ébauches de solutions. Il ne s’agit donc pas de s’intéresser aux travaux américains par simple acquis de conscience mais également pour être à même de prévoir et d’anticiper les situations futures.

Bien sûr les Etats-Unis ne sont pas la France d’aujourd’hui ni celle de dans dix ans. Pourtant les problématiques sur lesquelles réfléchissent chercheurs et praticiens feront certainement partie des nôtres d’ici quelques temps et, s’il ne sera pas possible de calquer des solutions toutes faites puisque les données sociales, économiques et politiques sont fort différentes, il n’est pas trop tôt pour se questionner et porter un regard enrichi sur les principes qui sous-tendent nos pratiques et sur nos conditions d’exercice.

Un des thèmes qui mobilise actuellement chercheurs, étudiants et praticiens et qui fait les frais des laboratoires de recherche et des publications professionnelles est celui de l’accent.

Ce qui pourrait à première vue sembler dérisoire comparé à d’autres sujets en vogue tels que la limitation des soins, l’efficacité des prises en charge ou l’approche pragmatique en aphasie recouvre en fait une multitudes de questionnements. La très sérieuse revue « Topics in Language Disorders » y a d’ailleurs consacré un grand nombre d’articles l’an passé.

Une définition de ce qu’est l’accent, une orientation évaluative et rééducative et l’élaboration d’une sorte de code déontologique, tels sont les objectifs globalement définis par les différents organismes et institutions qui mènent une réflexion et une action à ce sujet.

Il est question de l’accent ou plutôt des accents : celui de tout un chacun, c’est à dire celui des résidents américains, celui des éventuels patients présentant des troubles de la communication à divers niveaux et également celui des professionnels de l’éducation, de la santé et bien sûr du langage.

L’accent se définit comme un mode de prononciation caractéristique ou distinctif de la parole d’une personne, d’un groupe ou d’une localité en particulier. Un tel mode de prononciation va être reconnu comme étant d’origine étrangère ou différente. L’accent peut révéler d’où vient le locuteur, quelle est son origine sociale et peut mettre en évidence les caractéristiques et les particularités de sa propre parole. Bien sûr tout le monde parle avec un accent et s’il est naïf de penser l’accent comme une différence par rapport à un modèle standard, il est tout autant illusoire d’imaginer que nous parlons nous-mêmes sans accent.

Une fois posée cette première définition, il peut être alors utile de faire la distinction entre accent régional, accent étranger et « dialecte ».

Si l’accent régional n’entrave pas en général la communication entre les différents locuteurs, ce n’est pas le cas pour l’accent étranger.

Cet accent étranger est marqué par des différences de phonologie, de rythme, d’intonation et d’accentuation tonique. S’y surajoutent souvent des erreurs lexicales et grammaticales. Ses occurrences peuvent être définies comme un trait phonétique issu de la première langue et importé dans la seconde. L ‘interlocuteur peut alors relever dans la parole du locuteur des sons qui n’existent pas dans la langue seconde (le trait phonétique fait ici référence à la façon dont l’air expiré, à partir des plis vocaux est stoppé ou redirigé par les articulateurs : voile du palais, langue, dents, lèvres) .

Le dialecte est lui défini comme un ensemble de différences qui, où qu’elles adviennent, vont rendre la parole d’une personne différente de celle d’une autre. Chaque dialecte a des caractéristiques linguistiques différentes (phonologiques, morphologiques, grammaticales…) parmi un ensemble de traits identiques.

Paradoxalement, il s’agit aussi de mieux définir ce qu’est et ce que n’est pas l’accent afin de mieux pouvoir s’en dégager et de mieux réfléchir sur les problèmes sous jacents.

Le fait est que nous parlons tous avec un accent même si nous restons trop souvent persuadés que c’est la parole des autres qui est hors norme. Il est malheureusement vrai que certains accents, qu’ils soient régionaux ou étrangers sont plus valorisés socialement et professionnellement que d’autres. Un accent parisien semblera plus sérieux qu’un accent toulousain et un accent anglais plus distingué qu’un accent arabe. Les critiques quant à l’accent et les remarques quant à l’intelligibilité du discours visent davantage ce que l’accent représente : statut social ; origine géographique… que les modifications segmentales et suprasegmentales en tant que telles.

On définit classiquement quatre catégories de personnes susceptibles de parler avec un accent :

• des personnes nées dans un pays autre et ayant appris une première langue avant celle du pays d’accueil (ces personnes ayant ou non pratiqué la deuxième langue à l’école).

• Des personnes nées sur place mais ayant appris une autre langue avant leur entrée dans le système scolaire (aux Etats Unis où la scolarisation est parfois tardive il s’agit principalement de l’espagnol, en France on peut penser à l’arabe, au comorien et surtout au turc).

• Les personnes nées aux Etats-Unis avec l’anglais pour unique langue, influencé par la région, le statut économique et social, l’ethnie, l’âge, le sexe, les événements de vie et les modèles environnementaux : dialecte afro américain, anglais influencé par l’espagnol, anglais du sud, anglais standard…

• Les personnes récemment installées de façon permanente ou temporaire et dont on ne sait quels vont être leurs progrès.

La question phare semble être celle du rapport à la norme .

La norme que désirent atteindre ceux qui apprennent une seconde langue dans le pays d’accueil. Aux E.U, les thérapeutes proposent leurs services à celles de ces personnes qui souhaitent maîtriser davantage la langue d’adoption et pour qui l’accent est, peut-être à tort, capital ; ceux qui ont comme objectif de parler comme des natifs, sans doute mûs par un désir de promotion professionnelle ou sociale inenvisageable autrement.

La norme grâce à laquelle nous croyons déterminer objectivement ce qui est compréhensible et ce qui ne l’est pas et en rapport à laquelle nous jugeons ce qui est pathologique ou non.

La norme que nous sommes censés représenter en tant que modèle pour nos patients : modèle articulatoire, prosodique, syntaxique, sans faire autant que nécessaire le partage entre ce qui relève de l’articulation, de la parole ou du langage et sans se pencher de façon suffisante sur notre rôle grandissant de thérapeutes de la communication dans son ensemble et non plus seulement de correcteurs du discours de surface.

On peut se questionner sur les motivations des personnes qui désirent changer leur accent. Il s’agirait apparemment de lutter contre les préjugés tenaces qui ont malheureusement encore cours.

Une étude de Rubin en 1992, lors de laquelle un enregistrement audio était proposé à l’écoute et à l’évaluation, tend à démontrer que lorsqu’il est attribué à une locutrice dont la photographie est celle d’une femme de type caucasien le même enregistrement est jugé plus compréhensible et moins accentué que lorsque la photographie représente une femme de type asiatique.

La perception d’un accent est donc souvent basée sur l’aspect extérieur du locuteur.

Rao (1995) met en évidence que les étudiants jugent un enseignant plus difficilement compréhensible lorsqu’ils savent avant la première rencontre que cet enseignant a un accent .

L’accent sert aussi malheureusement de critère pour juger de la compétence d’une personne dans un champ donné ou pour évaluer son état émotionnel. Des études auprès d’infirmières ont montré qu’elles jugeaient à l’écoute la compétence des médecins supérieure lorsque ceux ci étaient natifs et d’autres (Aroyo 1995) mettent en évidence qu’un discours vidéo produit par un locuteur apparemment espagnol donne l’impression d’une perturbation émotionnelle supérieure à celle d’un locuteur natif. En fait la perception d’un accent est basée sur des facteurs sociaux, logiques et politiques. Ce qui est standard, qu’il s’agisse d’une langue ou d’un accent, est utilisé par ceux « qui sont reconnus comme ayant le pouvoir, le prestige et les avantages sociaux » (Pennington) et représente un idéal pour ceux qui ne le maîtrise pas et une norme pour les autres..

Il n’est pas étonnant alors que certaines personnes fassent appel aux thérapies des spécialistes du langage qui visent à réduire, corriger ou améliorer l’accent. Le principe de ces programmes consiste à imiter le formateur et à pratiquer à l’aide de supports vidéos. A ceci peuvent s’adjoindre des supports techniques plus modernes utilisant les données de la phonétique articulatoire. Les problèmes déontologiques et éthiques sont évidents : doit-on, et si oui dans quelle mesure, modifier les accents de ceux qui pratiquent les dialectes parmi les moins valorisés (afro-américain par exemple).

Il n’est jusqu’alors pas question de rééducation dans le cadre de pathologies mais seulement de démarches purement normatives.

Dès qu’on aborde le domaine rééducatif en tant que tel la question principale est la suivante :

Est-ce le rôle des thérapeutes (aux USA) d’évaluer et de prendre en charge des personnes pour qui l’anglais est une langue seconde ? Si oui, quelles sont les attitudes à adopter ? Bien sûr le multiculturalisme et le multilinguisme sont davantage représentés aux Etats-Unis qu’en France : les chiffres de 1997 de l’ASHA (American Speech-Language-Hearing Association) exposent que les patients culturellement et linguistiquement divers représentent 25% du chiffre d’affaire des thérapeutes du langage. Les cliniciens avouent à ce propos qu’il leur est particulièrement difficile de déterminer face à un enfant d’âge scolaire s’ils sont en présence d’un simple retard d’acquisition, d’un trouble avéré ou bien de simples différences dues à la pratique d’un anglais autre ou à l’anglais comme langue seconde.

Le parallèle avec la situation française est ici évident. Combien d’enfants de langue maternelle turque, arabe ou kurde et qui donc font leurs apprentissages scolaires dans une langue seconde sont diagnostiqués avec un retard de langage. Le problème n’est pas que ces enfants consultent en orthophonie s’ils présentent des troubles d’apprentissage plus ou moins généralisés (quoique pour certains d’entre eux on pourrait fort bien imaginer d’autres solutions dans d’autres circuits avec ou sans la collaborations d’orthophonistes) mais que leur soit apposée une étiquette tout de même assez péjorative et surtout sans valeur diagnostique aucune.

L’ASHA a mis en ?uvre une réflexion au niveau national et a édité une sorte de guide de bonne conduite. Leur position affirmée : aucune variété dialectale d’anglais ne constitue en soi un trouble ou une structuration pathologique de la parole ou du langage. Chaque dialecte est adéquat et pertinent en tant que variété d’anglais efficace et fonctionnelle. Cette publication de l’association en 1983 a rapidement été suivie de publications extérieures mettant en évidence la nécessité d’avoir à disposition des outils d’évaluation sans préjugés, des possibilités d’intervention culturellement et linguistiquement intéressantes et la formation de praticiens culturellement compétents. Quinze ans plus tard la même ASHA renforce sa position : « le rôle des spécialistes de la pathologie du langage et de la parole est de promouvoir la préservation du dialecte originel tout en développant les aptitudes de la personne pour le dialecte non natif (anglais standard). Il ne s’agit plus dès lors de remplacer l’accent en l’éliminant mais au contraire d’étendre les capacités linguistiques. Il s’agit d’ajouter une langue, et non plus d’opérer un processus de substitution semblable à celui des rééducations de l’articulation.

Parallèlement à ces déclarations d’intention, l’ASHA mène des actions de formation et d’information et certaines écoles (Oakland) proposent même aux enfants de primaire des cours en langue afro-américaine.

En ce qui concerne le public des orientations sont définies. Mais qu’en est-il pour les orthophonistes ? Ce qui est valable pour tout un chacun est-il valable pour les thérapeutes du langage ? Il est nécessaire de répondre en se questionnant. Dans quelle mesure l’accent peut-il interférer avec l’efficacité de la pratique professionnelle? Quelles sont les conditions minimales de correction standard dans l’exercice des fonctions évaluatives et rééducatives ? Est-il besoin de thérapeutes du langage culturellement divers pour travailler auprès des populations semblables et si oui quel est la pertinence de leur exercice auprès de la population standard ?

Alors qu’il y a 3,2 millions d’enfants qui vivent aux Etats-Unis et qui ne parlent pas couramment l’anglais, alors qu’il y a dix ans 6,6 millions de personnes affirmaient être dans le même cas, 2 % à peine des membres de l’ASHA, soit deux mille sur quatre vingt seize mille, assurent pouvoir mener une rééducation dans une langue autre que l’anglais.

Combien de personnes vivant sur le territoire français n’ont pas le français pour langue maternelle, combien ne le manient pas aisément ? Quel est le pourcentage d’orthophonistes en France capables d’assurer une évaluation, une rééducation ou un accompagnement dans une langue autre que le français.

Il ne s’agit pas de se questionner sur le fait que le français est la langue nationale et la langue de référence. Contrairement à ce qui se passe aux Etats-Unis, il n’y a pas (il n’y a plus) de dialectes ou de variantes phonologiquement, lexicalement ou syntaxiquement différentes. La question est de savoir dans quelle mesure la prestation de services et la délivrance de ce qui constitue bien des soins est assurée et efficace. Certains connaissent la difficulté à trouver une orthophoniste capable d’entreprendre une rééducation auprès d’une personne immigrée parlant peu le français. Si en institut on trouve parfois un interprète de bonne volonté mais plus ou moins qualifié, les prises en charge d’aphasiques de langue maternelle arabe, turque, espagnole ou arménienne sont quasi inexistantes une fois effectué le retour au domicile.

Il y a donc nécessité, aux Etats-Unis tout au moins, de ce qu’on appelle des thérapeutes culturellement divers. Le problème est que les étudiants nouvellement diplômés et correspondant à ce profil se plaignent d’être, une fois leurs études terminées, systématiquement orientés vers certaines catégories de patients voire même mis à l’écart du contact avec la clientèle après qu’on leur a suggéré de se diriger vers la recherche en laboratoire. Il s’agit donc de déterminer des normes et c’est ce à quoi s’est attelée l’ASHA en 1998. Il résulte de ce travail que les professionnels qui utilisent des langues hors standard ou une parole avec un fort accent doivent avoir le niveau de connaissances requis dans les domaines de la communication normale ou pathologique, des capacités de diagnostic approprié, des compétences rééducatives ainsi qu’un maniement de la langue écrite suffisant pour communiquer avec les autres professionnels. De plus, le praticien doit être capable de produire si nécessaire des phonèmes cibles, des structures grammaticales données ou n’importe quel autre aspect de la parole et du langage en fonction des troubles du patient. On peut donc espérer que dans les années à venir les recrutements permettent une meilleure représentation de la réalité ethnique et sociale parmi les thérapeutes du langage.

En conclusion les conseils proposés aux thérapeutes mais aussi à l’ensemble des intervenants institutionnels restent très pratiques :

– Développer l’écoute et prêter attention au contenu et au sens du discours plus qu’à l’accent. Mettre de côté les pensées et les phrases telles que « Je ne comprends pas. » qui sont perçues comme un signal négatif et mettent l’interlocuteur en situation anxiogène.

• Développer ses propres connaissances sur les autres cultures.

Encourager les compétences communicatives diverses et connotées culturellement ou non.

• Considérer que la diversité est un état de fait et que donc par définition tout le monde fonctionne différemment.

• Reconnaître et éviter chez autrui et chez soi les préjugés et les comportements protectionnistes, l’accent ne peut pas et ne doit pas être un critère pour juger de la compétence d’un individu.

• Rester attentif aux développements technologiques et aux recherches scientifiques .

Le sujet est vaste et recouvre des domaines aussi multiples que la phonétique, la pragmatique, la relation à l’autre en situation de communication, l’image de soi et le rapport à l’étranger. . .

En conclusion, on pourrait garder à l’esprit lorsque nous sommes en présence d’un individu qui présente un accent, que nous soyons en situation professionnelle ou non, que la notion de norme est surtout intéressante à mettre en avant si le non respect de cette même norme entrave la communication. La « norme » n’est pas toujours un objectif en soi.

Rozenn HENRY

Pour en savoir plus:

Beyond bilingualism : a quest for cross-cultural communicative competence
L. CHENG
Topics in language disorders, 1996, 18,4,

Foreign accent, comprehensibility and intelligibility in the speech of second language learners
M.J. MUNRO
Language learning, 1995, 45
Li-Rong Lilly CHENG

Topics in Language Disorders, 1999, vol.19, n°4, pp.1-10