Actualités Orthophoniques Décembre 1999 (volume 3, n°4)
Plusieurs études menées auprès d’enfants ayant été suivis pour des problèmes émotionnels et/ou comportementaux font état de la présence de difficultés langagières concomitantes, de modérées à sévères chez 62 à 95 % d’entre eux. Les difficultés relevées concernent le vocabulaire, la compréhension, l’expression et les habiletés pragmatiques. Le déficit de ces dernières est le plus fréquemment cité dans les travaux menés auprès des enfants à problèmes émotionnels et comportementaux (Tannock & Schachar, 1996).
En particulier, on relève chez ces enfants les caractéristiques suivantes:
• manque d’adaptation du langage à l’interlocuteur
• difficulté à introduire, maintenir et changer de sujet de conversation; peu d’énoncés socialement positifs produits lors des interactions
• verbalisations insuffisantes pour les tâches qui requièrent planification et organisation.
De la même façon, mais à l’inverse, les enfants identifiés comme ayantdes troubles du langage présentent également des troubles émotionnels et comportementaux (Baker & Cantweil, 1987), comprenant une immaturité générale, de l’inattention, de l’hyperactivité, de l’impulsivité, de la frustration, de l’agressivité, des troubles de la conduite, une faible estime de soi et un manque de confiance en soi, l’isolation sociale, de la dépression et de l’anxiété. Généralement, les difficultés de type externe comme l’agressivité se retrouvent davantage chez l’enfant encore jeune, tandis que les difficultés plus internes tel que le manque de confiance en soi se retrouvent plus tard à des âges plus avancés.
Bien qu’il n’en soit pas question dans cet article, nous référons le lecteur intéressé à un article de Rice, 1993, présenté dans Actualités Orthophoniques (mars 1999, volume 2, numéro 1) à propos de ce qu’elle nomme la spirale négative concernant les liens entre troubles du langage et compétences sociales (influence mutuelle du langage et de la compétence sociale) partant de l’idée largement reconnue et étayée que le langage est un outil de socialisation et que réciproquement la socialisation favorise largement, voire permet, l’acquisition du langage.
Gallagher dans cet article s’est attachée à comparer les diverses études faisant état de ce chevauvement entre les enfants à problèmes comportementaux et ceux à problèmes langagiers. Pour ce faire, elle a tenu compte des diverses variables expérimentales dont l’âge des sujets choisis, la source des échantillons, les instruments d’évaluation utilisés et les critères établis pour juger si les problèmes étaient cliniquement significatifs ou non. Elle conclut que la prévalence du chevauchement parmi ces deux populations est substantielle. Il en découle plusieurs implications, à savoir:
-le dépistage systématique d’un trouble éventuel du langage chez les enfants présentant des difficultés émotionnelles et comportementales,
-le dépistage systématique de difficultés émotionnelles et comportementales éventuelles chez les enfants présentant des troubles du langage,
-la prise en compte au sein de l’équipe thérapeutique de la composante langage dans les programmes d’intervention concernant les aspects émotionnels et comportementaux, le « counseling » (guidance, informations) des parents, des enseignants et des divers professionnels impliqués auprès de l’enfant en ce qui concerne les aspects langagiers en jeu dans le fonctionnement émotionnel et comportemental (par exemple: faire la différence entre la compréhension de consignes versus le refus de coopérer, entre les actes non verbaux ayant une intention de communication versus l’agressivité physique, etc … ).
De telles implications nécessitent une adaptation des programmes d’évaluation et d’intervention. Même si des progrès ont été réalisés dans la prise en compte du lien langage/ émotion/comportement, il reste qu’en regard de la prévalence du chevauchement troubles langagiers/troubles émotionnels et comportementaux, bon nombre d’enfants concernés ne reçoivent pas les services adéquats. Selon Gallagher, ceci peut s’expliquer par le fait que généralement les orthophonistes et autres professionnels ne sont pas suffisamment sensibilisés au rôle prépondérant que joue le langage dans les interactions sociales et dans la régulation des émotions et du comportement. Tout ceci retentit nécessairement sur l’établissement des critères d’éligibilité au service d’orthophonie, sur les protocoles d’évaluation (dans nos pratiques évalue-t-on systématiquement les actes de langage directement reliés aux comportements sociaux ?), l’organisation et la distribution des services d’intervention en orthophonie.
Une étude de Cohen & Coil. (1993) met en évidence le fait que généralement les enfants référés en pédopsychiatrie et pour qui l’on n’a pas soupçonné, antérieurement à cette étude, de trouble langagier sont généralement ceux qui ont moins de difficultés expressives mais davantage de problèmes comportementaux. Ces derniers étant plus saillants, ils masquent probablement l’atteinte du langage. Par contre, les enfants du même bassin de population (399 enfants âgés entre 4 et 12 ans) qui présentent des difficultés expressives évidentes ont été, antérieurement à cette étude, diagnostiqués comme ayant également un trouble du langage. Les troubles expressifs évidents, en particulier ceux touchant la forme (principalement la phonologie et la morphosyntaxe) sont en effet facilement repérables pour les observateurs non avertis. Les enfants dont le versant expressif est sévèrement atteint sont par conséquent plus facilement référés en orthophonie. À l’inverse, plusieurs études montrent que les troubles réceptifs sont nettement moins bien détectés tant chez les enfants (Sattier & Coil.,l 985) que chez les adultes aphasiques (McCienathan & Coil., 1991).
Un point d’interrogation légèrement hors article: pourquoi semble t-il, à notre connaissance, n’exister que très peu d’enfants dysphasiques de type sémantique- pragmatique sur ce continent-ci (en référence à la classification d’Allen, Rapin et Mendelson, 1988)? Est-ce parce que l’existence même de ce syndrome est questionné, apparenté qu’il est aux troubles envahissants de développement sans déficence intellectuelle relevant alors classiquernent de la psychiatrie? Est-ce un problème de dépistage? d’orientation préférentielle (et somme toute pertinente) vers les services pédopsychiatriques uniquement puisque généralement ces enfants ne présentent pas de problèmes de forme, du moins évidents et si l’on s’en tient strictement à la phonologie et à la morphosyntaxe? Il semble qu’un travail micro-gradué de la compréhension, de l’ustilisation du langage (type de discours, et en particulier le discours expressif, règles de conversation … ) et des aspects pragmatiques dans une démarche systémique permette une amélioration du comportement de ces enfants et une diminution de certaines déviances comportementales et sociales (Gidan & Coli., 1995; Rice 1993 -quelques exemples rapportés- et également l’article présent en page 6). La compréhension du langage, les aspects pragmatiques et l’utilisation ne relèvent-ils pas de l’orthophonie? Il est cependant également possible, en raison de x facteurs, que ces enfants n’existent que très peu ici.
Gallagher poursuit en décrivant le rôle du langage dans les interactions sociales et la régulation des émotions et comportements, rappelant que durant ces vingt dernières années, nombre de travaux ont mis l’accent sur les fonctions intra et interpersonnelles du langage. Le langage est utilisé pour identifier les émotions, les nommer, en parler, les partager avec autrui et pour examiner les relations entre actions, intentions, sentiments et conséquences sur soi et sur autrui. Cette influence bidirectionnelle du langage et des émotions et comportements a été reconnue par la plupart des théories de la psychothérapie. La capacité à parler de ses sentiments et états, à interpréter verbalement les expériences émotionnelles, à décrire avec précision les états émotionnels d’autrui et à devenir plus présent, pausé et réfléchi dans la résolution de problèmes interpersonnels sont considérés comme des facteurs facilitant les changements positifs de comportements (Greenberg & Coli., 1995). Une étude de ces même auteurs en 1994 confirme ce point. Enfin, bien qu’il y ait plusieurs raisons possibles au fait qu’un enfant ne puisse identifier et décrire ses expériences émotionnelles, il est clair que les enfants qui ont des troubles concomittants du langage sont désavantagés comparativement à ceux qui possèdent des habiletés langagières normales.
Les enfants avec des capacités limitées quant au contrôle et à la régulation de leurs émotions et comportements peuvent en vivre des conséquences négatives au plan de leurs relations interpersonnelles, tant auprès de leurs pairs que des adultes. Mécompréhension de part et d’autre et mésinterprétation peuvent s’en suivre. L’étude de Kaler et Kopp (1990) -30 jeunes enfants âgés de 12 à 18 mois et dont le langage se développe normalement- montrent que les jeunes enfants sont hautement dociles (« complianf’: adéquats ou adaptés dans leurs comportements face à une requête reçue) lorsqu’ils comprennent la requête qui leur est adressée. Le taux d’adéquacité du comportement pour les requêtes comprises varient entre 73 % pour les plus jeunes enfants et 77 % pour les plus âgés. L’adéquacité du comportement est par contre plus faible pour les requêtes non comprises, le taux variant entre 14 et 22 %. La compréhension ou non de la requête est une variable déterminante quant à l’adéquacité du comportement -la docilité- chez les jeunes enfants en période de développement du langage. En fait, l’identification d’un problème de langage comme l’un des facteurs causal des troubles du comportement chez certains enfants ne devrait pas seulement augmenter l’efficacité des programmes d’intervention mais également, tel qu’observé par Cohen & Coli. (1993), améliorer les relations interpersonnelles de l’enfant avec ses parents et enseignants. Lorsque l’adulte comprend le rôle que jouent les difficultés langagières dans les interactions et qu’il est alors plus en mesure de distinguer la non compréhension de l’inattention et de l’opposition ou entêtement, les enfants sont alors perçus sous un angle plus positif.
Plusieurs études menées auprès de pré-adolescents et adolescents agressifs suggèrent que des habiletés d’encodage limitées peuvent contribuer aux problèmes que rencontrent ces enfants dans leur façon de se comporter. D’autres études mentionnent que les sujets agressifs utilisent moins d’assertions verbales et plus d’actions non verbales (passages à l’acte) en guise de résolution de problèmes comparativement aux sujets du groupe contrôle (Bloomquist & Coli., 1997). Les problèmes de comportement constitueraient un moyen non verbal de répondre, ou de tenter de répondre, aux besoins d’une communication fonctionnelle. Ils seraient maintenus à ces fins, et pas nécessairement de façon consciente. Par conséquent, afin d’éliminer ou de réduire ces troubles du comportement, la première étape consisterait à déterminer quelle fonction communicative -ou quelle intention de communication- ces comportements servent. La seconde étape viserait à remplacer ces comportements par d’autres plus adéquats et socialement acceptables.
De ces observations et réflexions découlent plusieurs implications en ce qui a trait d’une part à l’évaluation et d’autre part à l’intervention. Il est clair que le langage des enfants présentant des problèmes émotionnels et comportementaux devrait être systématiquement évalué et vice versa. Ceci s’applique particulièrement aux enfants plus vieux parce que généralement leurs difficultés langagières sont moins évidentes à discerner et que leur inclusion dans des groupes de pairs déviants au plan du comportement met davantage l’accent sur les problèmes émotionnels et comportementaux. Compte tenu de la fréquence élevée des troubles pragmatiques au sein de cette population, l’évaluation du langage doit absolument inclure ce volet. L’aspect pragmatique ressort nettement dans les situations conversationnelles (en particulier dans l’introduction et la clôture d’un échange). Par conséquent, les interactions conversationnelles avec un minimum de contraintes structurelles devraient faire partie du protocole d’évaluation du langage de ces enfants. Les objectifs d’une telle évaluation et de l’intervention seraient les suivants: 1) identifier les comportements pénalisants; 2) identifier les besoins ou intentions de communication qu’ils servent; 3) sélectionner des alternatives qui répondraient à ces besoins mais qui seraient socialement plus acceptables; 4) enseigner directement des techniques permettant au sujet de choisir des mots et phrases adaptées. Le vocabulaire référant aux émotions doit être travaillé. Il faut viser à pouvoir nuancer en terme d’intensité un même mot, comme colère, par plusieurs autres qui feraient partie d’un continuum.
L’étude de Dale (1996) montre que plus le sujet dispose d’un large éventail de mots pour décrire ses émotions, plus il est capable de les reconnaître chez lui et autrui, de les refléter et d’en contrôler l’intensité. Toujours en ce qui concerne l’intervention, on peut par exemple préparer un enfant aux situations qui déclenchent chez lui des comportements pénalisants en regardant avec lui ce qu’il pourrait dire ou faire lorsqu’une telle situation se produit. On peut également viser, par diverses adaptations de l’environnement ou des façons de faire, à minimiser de telles situations de façon à permettre à l’enfant de vivre de plus en plus de succès. On sait par exemple que demander quelque chose de difficile à un enfant lorsqu’il vient de réussir est plus facile que lorsqu’il vient d’échouer. À ce titre, les orthophonistes ont un rôle à jouer auprès des enseignants, des divers autres intervenants et des parents.
Enfin, Gallagher souligne que plus tôt on intervient et plus on a de chance de prévenir des problèmes plus sévères concernant le comportement de ces enfants. À ce propos, l’étude de Stevenson & Coil. (1985) montre que les enfants chez qui on avait identifié un déficit langagier à 3 ans et demi se retrouve à l’âge de 8 ans avec des problèmes émotionnels et comportementaux grandissants. Egalement, Beitchman & Coll. (1 996) ont mené une étude longitudinale de 7 ans sur 284 enfants âgés de 5 ans jusqu’à leur 12 ans. Il en ressort clairement que les enfants qui ne démontraient pas de symptômes d’ordre psychiatrique à 5 ans en présentent à l’âge de 12 ans. Il est clair pour Gallagher que la participation des orthophonistes au sein des équipes pluridisciplinaires doit être active.
Florence DELHOM
Auteurs cités et pour en savoir plus..:
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Bloomquist, M., August, G., Cohen, C., Doyle, A., & Everhart, K. (1997). Social problem solving in hyperactive- agressive children: How and what they think in conditions of autamatic and controlled processing. Journal of Clinical Child Psychology, 26, 2, 172-180.
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Tanya M. Gallagher
Topics and Language disorders, 1999, 19(2) pp.1-15