La mémoire dans tous ses états

Actualités Orthophoniques Décembre 2002 (volume 6, n°4)
Depuis les années 90, la controverse sur l’unicité ou la multiplicité de la mémoire est moins virulente ; les chercheurs s’accordent sur le fait qu’il existe non pas un système de mémoire, mais différentes formes de mémoire. La mémoire serait donc polymorphe au lieu d’être unitaire…. Et la réflexion sur ce thème devient un long fleuve tranquille…. Juin 2002 : « La mémoire dans tous ses états » , Rémy Versace, Brigitte Nevers et Catherine Padovan proposent dans leur ouvrage une nouvelle approche de la mémoire. Dans leur perspective, les connaissances, mais aussi les traitements de ces connaissances correspondent à des états particuliers d’un « système unitaire » de mémoire. Le débat est relancé !
L’objectif de ce livre n ?est pas de proposer une architecture de la mémoire permettant de répondre à la totalité des critiques évoquées à propos des systèmes multiples ou systèmes uniques jusqu’à maintenant proposés ( les deux premiers chapitres sont consacrés à une remise en question détaillée et argumentée de ces modèles ), mais de suggérer une voie de recherche et d’indiquer pourquoi cette approche est pertinente.

Cette approche de la mémoire se base sur les modèles antérieurs ou actuels qui semblent, à cette équipe lyonnaise, évoluer dans la même direction. Elle repose sur des observations de la littérature ( 23 pages de bibliographie en fin d’ouvrage !! ), mais aussi sur des données expérimentales qu’ils ont recueillies au sein de leur laboratoire.

Pour eux, tout modèle de la mémoire doit respecter certaines contraintes; l’architecture de la mémoire doit ( liste non exhaustive indiquée par les auteurs ) :

• Etre capable de conserver et de « récupérer » des traces spécifiques.

• Etre capable de générer des connaissances plus « catégorielles » à partir de traces spécifiques.

• Rendre compte du caractère multidimensionnel des connaissances.

• Rendre compte de la très grande diversité ou variabilité des connaissances émergeantes.

• Rendre compte des mécanismes rattachés aux systèmes de mémoires sensorielles, à court terme et à long terme.

• Etre biologiquement plausible.

La perspective qu’ils développent tente de répondre à ces exigences. Il s’agit d’un système mnésique unique, une mémoire à long terme épisodique, multidimensionnelle et distribuée.

Les principales caractéristiques de ce système sont :

• Les traces mnésiques stockées dans cette mémoire ne sont pas localisées, ni indépendantes les unes des autres, mais distribuées sur un ensemble de composants ( qu’ils appellent « modules » )

• Chaque module code, également de manière distribuée, les différents composants élémentaires, ou dimensions, des expériences associées à chaque trace.

• Les dimensions sont essentiellement des dimensions sensorielles, motrices et émotionnelles.

• Les traits codés au niveau de chacune des dimensions ne sont pas des invariants, mais dépendent de nos expériences passées.

• Une intégration des dimensions est nécessaire pour la constitution de traces unifiées, bien qu’une trace puisse également se constituer au niveau d’une seule dimension.

• La trace d’une expérience est donc le résultat d’une synchronisation d’activations au sein de différents modules.

• Une trace n’est pas une copie conforme d’une expérience mais plutôt une sorte de schématisation ou d’abstraction de cette expérience.

• Les connaissances, quelles qu’elles soient, émergent des états d’activation du système.

• Une connaissance de type souvenir correspond à un état d’activation très proche d’un état antérieur spécifique, alors qu’une connaissance catégorielle ou sémantique est issue de multiples traces antérieures.

• L’émergence d’un état antérieur spécifique, ou la « récupération » d’un souvenir isolé, peut-être facilité par des marqueurs de traces. L’émotion semble être un de ces marqueurs.

• L’émotion peut jouer un rôle primordial dans l’intégration des multiples composants élémentaires des objets au sein des traces.

Selon les auteurs, la dynamique de l’émergence des connaissances, la confrontation avec l’environnement se traduit très rapidement par des activations en parallèles dans les nombreuses structures codant les propriétés des objets. Ces premières activations sont ensuite progressivement intégrées, permettant ainsi un accès en cascade à des connaissances de plus en plus élaborées et unitaires en rapport avec l’environnement présent.

L’émotion semble jouer un rôle fondamental au niveau du stockage des traces en mémoire et au niveau de l’émergence des connaissances, peut-être par un mécanisme de marquage des traces, mais aussi certainement en facilitant l’intégration des différents composants de l’expérience vécue.

Cette approche nouvelle de la mémoire est ambitieuse. L’ouvrage est très intéressant, même s’il est d’une lecture parfois peu facile. Il relance le débat d’idées et ouvre de nouvelles voies de recherche. Cette réflexion intéresse les praticiens que nous sommes : la poursuite des études visant à mieux comprendre les phénomènes de mémoire sera essentielle pour la compréhension et la prise en charge des troubles de la mémoire.
R. VERSACE et coll.

Ed. Solal, 20023, 170 p.