Actualités Orthophoniques Juin 2003 (volume 7, n°2)
Apprendre à lire nécessite la mise en place de procédures de reconnaissance de mots écrits. Petit à petit, l’enfant va passer du déchiffrage à l’automatisation. Il sera alors plus aisé à l’apprenti lecteur de se focaliser sur l’accès au sens puisqu’il se trouvera libéré de toute la démarche consciente et lourde sur le plan cognitif que représente le décryptage.
Pour les auteurs de cet article, le rôle central de la reconnaissance des mots est effectivement indiscutable mais, selon eux, de multiples facteurs participent à cette reconnaissance et pas seulement les procédures impliquées dans le décodage graphophonologique.
On reconnaît généralement que c’est à partir du CE2 que les enfants utilisent dans la lecture des connaissances morphologiques ; le but de ce travail est de démontrer que c’est dès le début du CP que l’apprenti lecteur s’appuie sur ces connaissances. « l’analyse des mots écrits en leurs composants morphémiques assiste l’accès au sens des mots lus et participe de cette façon à leur reconnaissance. »
Il existe des mots morphologiquement simples c’est à dire constitués d’un seul morphème et des mots morphologiquement complexes.
On trouve : – les mots fléchis (radical et suffixes flexionnels) marquant à l’écrit le genre et le nombre, le temps. Les suffixes flexionnels ont une fonction essentiellement syntaxique.
• les mots dérivés (radical et affixes dérivationnels) comme « re » dans « refaire » ou « eur » dans « plongeur ». Les préfixes en Français sont toujours dérivationnels. La fonction principale des affixes dérivationnels est une fonction sémantique.
L’étude va porter sur les mots dérivés et ce pour plusieurs raisons. En Français, les mots dérivés sont très nombreux. Le vocabulaire que les enfants apprennent en primaire consiste en grande partie en mots dérivés et des recherches ont montré que le niveau en lecture est corrélé à partir du CM1 avec le vocabulaire acquis à l’oral. Il a été démontré dans quelques travaux que « la connaissance des affixes dérivationnels est un meilleur prédicteur de la réussite en lecture que celle des affixes flexionnels. »
Jusqu’à présent, c’est la conscience morphologique (appelée aussi compétences métamorphologiques ) explicite qui a fait l’objet d’études. Pour les sujets en début d’apprentissage comme pour les sujets plus âgés, il est plus facile de considérer que deux mots ont une parenté sémantique lorsque la base du mot lu ne subit pas de transformation phonologique c’est à dire lorsqu’il y a une transparence phonologique (farm/farmer versus explod/explosion). La transparence sémantique influe également (coiffer/coiffeur versus toile/toilette) mais surtout chez l’adulte. Chez l’enfant, le critère de transparence phonologique est le plus significatif.
L’apprenti lecteur réussit mieux les tâches de manipulation de la phonologie que de la morphologie et lorsqu’il réussit des tâches morphologiques, c’est en s’appuyant essentiellement sur des facteurs phonologiques et sémantiques. D’où la préséance donnée par la plupart des auteurs aux procédures graphophonologiques au début de l’apprentissage et le fait que l’analyse de l’utilisation des compétences métamorphologiques dans la lecture ne commence à être étudiée qu’au CE2, cette utilisation étant à ce moment là de l’apprentissage clairement établie. Du CE2 à la 6ème, les connaissances métamorphologiques aident de plus en plus à la lecture des mots alors que « la contribution de connaissances métaphonologiques décroît et cesserait d’être statistiquement significative en CM1. »
L’étude a porté sur les connaissances métamorphologiques explicites et implicites d’enfants de CP et de CE1 répartis en 3 ou 4 niveaux de lecture selon les items à savoir faibles lecteurs au CP ou CP- , bons lecteurs au CP ou CP+ et idem avec les CE1+ ou –
• les connaissances morphologiques orales
Le concept de famille morphologique ( mot de la même famille que fermer , est-ce refermer ou ouvrir ), la production de néologismes dérivés d’une base fournie à l’enfant (une petite lampe est une…), l’identification de la ressemblance de mots (quel mot préfères-tu ressaver ou ranssaver ) sont des tâches que les enfants parviennent à réaliser en utilisant des connaissances morphologiques implicites et certaines tâches sont mieux réussies par les bons lecteurs.
• reconnaissance des mots écrits et traitement morphologique aux débuts de l’apprentissage de la lecture
Expérience de lecture silencieuse : une tâche de lecture silencieuse a été décidée pour éviter que des facteurs phonologiques ne neutralisent ou ne masquent des effets morphologiques potentiels. Une procédure d’amorçage a été utilisée. Le mot amorce pouvait faciliter ou au contraire entraver la reconnaissance du mot cible. En effet, le mot amorce pouvait être relié morphologiquement au mot cible ( lait puis laitier ) ; il pouvait être relié orthographiquement ( laitue puis laitier ) ou n’avoir aucun rapport ( pomme puis laitier ).
Le temps de lecture a été significativement plus court lors de la première situation d’amorçage sauf pour les CP-. La facilitation morphologique existe chez les CP+ et les CE1- que la base soit transformée phonologiquement ( camion /camionneur ) ou qu’elle ne le soit pas ( bijou / bijoutier ). L’apprenti lecteur semble utiliser implicitement la structure morphologique du mot en se basant sur le partage de sens de mots d’une même famille donc en s’appuyant sur des informations de nature sémantique.
Chez les CE1+, l’amorçage morphologique n’est plus significatif s’il y a une transformation phonologique de la base ceci peut-être parce que « le développement de la prise de conscience explicite de la morphologie pourrait amener l’enfant à donner davantage d’importance à la ressemblance formelle dont l’identification consciente est un préalable à la réflexion sur la parenté sémantique. »
Expérience de lecture à voix haute : on a fait lire des mots affixés ou pseudo-affixés par les préfixes ou les suffixes ( déranger/déchirer ; danseur/douleur) et des pseudo-mots également affixés ou non affixés (débouder/débouver ; rangeur/sanneur) . Dès le CP, les préfixés sont mieux lus que les pseudo-préfixés, déranger est plus rapidement lu que déchirer . Par contre, ce n’est pas le cas des suffixés ; ainsi danseur n’est pas lu plus rapidement que douleur .
Il y a donc un effet des compétences morphologiques lié à des catégories de morphèmes. Ceci étant à vérifier dans d’autres études. Peut-être est-ce dû au fait que la signification d’un préfixe est plus concrète que celle d’un suffixe. D’autre part, le préfixe se rajoute à la base sans l’affecter que ce soit aux niveaux orthographique ou phonologique contrairement au suffixe.
Il paraît donc utile que l’enseignement s’attache aux codes graphophonologique et graphomorphologique. Cette prise en compte pourrait permettre de développer le stock lexical, d’aider à l’installation des procédures de reconnaissance des mots écrits en lecture mais aussi en orthographe dans les situations de rappels des mots. De plus, la question se pose du rôle que peut jouer un déficit de la conscience morphologique dans certaines difficultés d’apprentissage et des procédés à mettre en place pour y remédier.
P.Cole, C.Royer, N.Marec-Breton, J-E Gombert