Actualités Orthophoniques Juin 2003 (volume 7, n°2)
Les progrès techniques et médicaux permettent aujourd’hui la détection très précoce de la surdité ainsi que la pose d’implants cochléaires chez de très jeunes enfants. Ces techniques représentent des défis importants pour les chirurgiens et les audiologistes, mais également pour les « rééducateurs » ainsi que pour les parents.
L’annonce du diagnostic de surdité sévère déclenche chez les parents un sentiment très fort de peine. Et lorsqu’il s’agit de décider d’une opération et de la pose d’implants, les choses sont souvent difficiles pour eux , entraînant une forme importante d’insécurité face à l’importance de la décision.
Les « rééducateurs » ont également à faire face à quatre type de défis :
1. L’adéquation du matériel et des pratiques cliniques.
2. Les difficultés liées au comportement et au manque éventuel de docilité de très jeunes enfants
3. L’impossibilité de mettre en ?uvre des consignes strictes
4. Le fait que c’est le domicile, qui est ici le lieu premier de l’intervention et non l’école ou le cabinet de travail.
• Il n’est pas envisageable d’utiliser le même matériel avec de très jeunes enfants qu’avec la population habituelle. Les très jeunes enfants ont le plus grand mal à travailler avec des images,qui représentent les objets en deux dimensions. Leur interprétation de la réalité est alors affectée. Il est donc nécessaire d’utiliser des objets réels.
D’autre part l’intérêt des très jeunes enfants se situe dans l’immédiat, « ici et maintenant ». Des demandes sur des choses passées ou à venir, ou des éléments hypothétiques ne correspondent pas à leurs capacités.
Par ailleurs les enfants de moins de 4 ans ont une théorie limitée de l’esprit – concept US du ToM. Ce n’est que vers cet âge que les enfants comprennent que les actes d’une personne correspondent à son état d’esprit, à ses émotions, à ses croyances, à ses intentions. Ils peuvent alors anticiper une réponse à partir de ce qu’ils imaginent de la pensée de l’autre (même s’ils se trompent). Ce changement, de nature pragmatique, permet à l’enfant de comprendre des éléments nouveaux de la conversation.
Enfin, des éléments linguistiques peuvent venir perturber le très jeune enfant : vocabulaire trop spécifique, longueur et complexité des phrases, ou contenu des messages.
• Lors d’un bilan, on cherche à évaluer ce que la personne peut faire (la compétence), même si on ne peut mesurer que ce qu’elle veut bien faire (la performance)… Chez les enfants déjà grands, même vers 5 ans, et sauf troubles psychologiques, l’écart entre les deux éléments est assez faible, puisque l’enfant fait son possible pour donner le meilleur de lui-même. Par contre, les très jeunes enfants ne peuvent être soutenus par cette idée de « faire de son mieux ». Ils souhaitent simplement obtenir un élément particulier et il n’est pas rare que dans une épreuve de désignation, ils montrent toujours le même objet (celui qu’il préfère) sans tenir compte du mot entendu.
De plus, les très jeunes enfants se fatiguent vite et ils ne peuvent conserver une attention soutenue, voire ne pas pouvoir terminer la tâche.
On note également une grande variabilité d’attention d’une séance à l’autre et le travail du clinicien doit donc s’adapter en permanence, rendant inadéquate des programmes trop stricts. On peut d’ailleurs profiter des moments où l’enfant ne coopère pas pleinement pour travailler avec les parents et répondre à leurs questions. On doit donc prévoir des activités multiples avec l’enfant et une gamme spécifique de propositions pour les parents.
Réaliser une évaluation en une seule séance s’avère de ce fait impossible. Il faut multiplier les rencontres avec l’enfant ET avec ses parents avant d’avoir une vision correcte.
• L’implantation cochléaire précoce possède un très grand avantage sur les appareils traditionnels : l’enfant va pouvoir apprendre à tout moment, dans son environnement, au lieu d’être lié obligatoirement à un travail d’apprentissage spécifique avec un clinicien.
De plus, l’apprentissage didactique reste limité, car il ne peut tenir compte de la complexité et de l’étendue du langage. Il est donc impossible à un enfant appareillé d’apprendre tout… Il s’agit d’une méthode qui met de côtés les émotions au profit de la forme du langage, alors que dans l’apprentissage normal du langage, c’est de l’émotion et du lien social qu’est issu l’émergence de ce langage. L’information essentielle qui est transmise aux tout-petits concerne les sentiments et les intentions de l’adulte et elle ne peut s’exercer par un apprentissage rigide hors contexte.
L’apprentissage indirect est profondément intégré à la vie quotidienne ; l’enfant va apprendre à saisir l’identité de son interlocuteur, ses intentions et son humeur, toutes choses fondamentales à cet âge avant même la compréhension des mots. Quant au contenu, il va se développer en contexte avec l’appui des parents ou de l’orthophoniste, par un renforcement des éléments entendus. Le travail de l’orthophoniste se transforme donc, passant de la rééducation du langage à une facilitation.
• Plus l’enfant est jeune, plus l’intervention doit être centrée sur sa famille. D’ailleurs sur le plan réglementaire aux Etats-Unis, pour les enfants de 0 à 3 ans, la prise en charge implique un Plan individualisé d’éducation ET un Plan impliquant la famille.
Une équipe pluridisciplinaire est mise en place pour aider la famille. Les besoins ainsi que les points forts et faibles sont évalués afin de mettre en place un projet spécifique. Il ne s’agit pas de dire aux parents ce qu’ils devraient faire, mais plutôt de les aider à développer leurs propres capacités pour créer un environnement propice pour leur enfant. Ainsi, ils pourront être de vrais parents et non de simples auxiliaires d’éducation.
Très souvent, les parents se sentent coupables du déficit de leur enfant. Cette culpabilité n’est pas permanente, mais revient régulièrement. Il est nécessaire d’aider les familles à lutter contre ces sentiments négatifs.
A propos de l’évaluation :
• Dans cette tranche d’âge, les progrès sont souvent très rapides. Il est donc indispensable d’effectuer des relevés réguliers des avancées de l’enfant, tant en expression qu’en compréhension.
• L’utilisation de tests non standardisés est possible, car l’important n’est pas de comparer l’enfant à ses pairs mais bien d’apprécier son évolution. Toutefois, il est utile de quantifier le retard de l’enfant selon sa classe d’âge.
• La durée des tests est à prendre en compte.
• Des informations très utiles peuvent être également recueillies à travers des tests non formels. Il est alors possible de modifier certaines variables (longueur des énoncés, difficulté ou complexité syntaxique, proximité sonore, bruit ambiant…) afin de cerner au mieux les difficultés et donc l’intervention. On peut par exemple faire parler une poupée, associer une onomatopée à un objet, On peut s’intéresser à la réponse de l’enfant à un élément musical (imitation ?), observer s’il accepte le tour de parole, noter s’il imite un adulte. On peut faire varier la longueur des énoncés, la complexité syntaxique, la concrétude, le contexte…
• Il est également très intéressant d’utiliser une échelle pour évaluer les comportements langagiers de l’enfant dans les situations de la vie quotidienne. Les auteurs proposent la IT-MAIS (Infant-Toddler Meaningful Auditory Integration Scale – Zimmerman et coll., 1997). Il s’agit d’un test fonctionnel, complémentaire des évaluations classiques formelles. Lors d’un interview, les parents doivent répondre à dix questions concernant la fréquence de certains comportements langagiers de leur enfant dans des situations quotidiennes. Chaque réponse est notée de 0 à 4. Les items sont longuement explicités en annexe de cet article. Citons-les simplement :
• Y a-t-il un changement du comportement vocal lorsque l’appareil est utilisé ?
• L’enfant produit-il des syllabes bien réalisées reconnaissables comme de la « parole » ?
• L’enfant répond-il à son nom spontanément et sans aide visuelle dans une ambiance calme ?
• Idem mais dans un lieu bruyant ?
• L’enfant réagit-il à des sons familiers (sonnette, téléphone, chasse…) lorsqu’il n’est pas prévenu ?
• Réagit-il à ces sons dans un lieu nouveau ?
• L’enfant donne-t-il une signification à certains sons familiers ?
• L’enfant peut-il distinguer entre deux interlocuteurs uniquement avec des indices sonores ?
• Fait-il la différence entre des éléments de parole et des sons ?
• Apprécie-t-il le sens d’un ton spécifique (colère, excitation..) ?
• Un groupe de 90 enfants ayant reçu un implant cochléaire avant l’âge de trois ans sert en quelque sorte de référence. On a constaté qu’environ trois mois après la pose, apparaissent les premiers changements dans la vocalisation. Les avancées concernent ensuite l’attention soutenue à des sons (environ six mois après la pose), et enfin l’interprétation de ces sons (environ une année).
• On peut ainsi lister des signes d’alerte comme la non utilisation à temps plein de l’implant un mois après la pose, ou le manque d’attention spontanée aux sons habituels après six mois, ou l’absence d’amélioration qualitative ou quantitative au bout de trois mois d’utilisation.
Amy Mc Conkey Robbins
Topics in Language Disorders, 2003, 23,1, pp.16-33