Psychophysiologie du langage

Actualités Orthophoniques Décembre 1999 (volume 3, n°4)
Pour clore ce siècle, qui a vu naître l’orthophonie…il fallait un article « extraordinaire ». Et quoi de mieux que cet article paru en 1964, mais rédigé en 1939. Six décennies depuis que les fondements de notre discipline ont été édifiées. Déjà les grandes lignes de notre intervention (retard de parole, bégaiement, aphasie) étaient posées. Mais dans le même temps, que de différences sinon dans l’esprit du moins dans la forme. De véritables envolées littéraires ponctuaient alors les conférences magistrales, une étonnante complexité de vocabulaire était présente à chaque paragraphe. A tel point qu’il est souvent difficile de comparer avec l’état actuel de la discipline.
Mais là n’est pas l’objet de cette présentation : il s’agit plutôt d’aller profiter de la quasi extravagance sémantique si « exotique » aujourd’hui, un peu à la manière d’un jeu littéraire que vous partagerez je l’espère avec nous.

Et n’oublions pas de spécifier qu’il s’agit là d’un rapport au Congrès de la Société Française de Phoniatrie.

Avant d’aborder les pathologies, les auteurs rappellent quelques notions de linguistique : « la pensée par langage est une pensée par figures cognitives…les idées, ou logèmes, apparaissent à la conscience corporées (sic) dans des représentations visuelles, auditives, motrices, qui forment les mots ». « …les mots sont des figures transnaturelles, tandis que les figures cognitives qui constituent la pensée sensu-actorielle sont des figures connaturelles »(NDLR : évidemment). « Le mot est donc une figure transnaturelle, qui sert de corps à un logème formé lui-même par l’intégration générale d’une collection indéfinie d’images connaturelles » (et on pense que la langue de bois est une invention récente…). « le mot, corps du logème, est un complexus d’images transnaturelles ».

Voilà donc pour les mots. Passons au langage et à ses fonctions.

La fonction appétitive devrait sans doute être remise à la mode, car ses troubles (qualifiés de « dysorectiques ») sont régulièrement présents dans notre activité. « Il faut non seulement que la personne ait quelque chose à dire, mais encore qu’il n’y ait aucune raison qui vienne l’empêcher d’user du langage(comme la timidité, la méfiance, l’introversion…).

« La fonction ordonnatrice correspond à l’élaboration mentale de l’expression linguistique ». Dans l’étape organisante, il est arbitraire d’y distinguer d’abord une charpente rythmique et syntactique jalonnée de termes de relation, puis une garniture de termes significatifs ». L’auteur, à la suite de Ferdinand de Saussure, montre la richesse de l’idiome français. « Chaque idiome a choisi, dans le monde des logèmes, un certain nombre de notions qui servent d’occasion de classement, et qui comme telles diffractent la pensée au moment où la coulée d’icelle les rencontre sur sa route : chacune de ces occasions de classement est un répartitoire, les logèmes dont la matière spirituelle constitue les répartitoires sont les taxièmes ». Ainsi un verbe peut être conçu de différentes façons : « la personnaison, la temporaineté , l’énnaration, le moeuf (sic), l’immixtion, l’ostention, la versation… ». Et l’auteur de conclure « Mais du moins sentira-t-on, à cette énumération, toute la richesse de notre idiome, et l’élaboration affinée qu’impose par là à notre pensée l’honneur d’appartenir, par tradition circumnatale, à la communauté nationale française »…

Dans le même domaine, il est noté que les unités de chaque taxième sont susceptibles « d’orienter la pensée consciente réfléchie sur des pistes investigatoires depuis longtemps subodorées par la sagacité du sentiment linguistique ». Et plus loin, « ce qui semble caractériser essentiellement le langage, ce sont les factifs, c’est-à-dire les termes qui marquent la surrection d’un fait nouveau dans la conscience du locuteur : cette surrection crée un émouvement, qu’exprime le factif » (NDLR : mais où avais-je donc la tête ?).

A propos de phonologie, permettez moi de vous présenter quelques lignes qui vous seront peut-être compréhensibles : « il y a après le phonotype /f/ un phonotype /oé/ dont zéro est un état second légitime. Or employer un /oé/ muet sous son état premier prononcé ou sous son état second zéro, employer une consonne sous son état premier pur et entier ou sous quelque état second mutilé ou semi-assimilé, cela ne dépend pas d’entourage phonétique » (NDLR : tant mieux).

Passons à la fonction chrestique :

Il existe « des fonctions brutes (la sensibilité protopathique et la motricité rhopique) et au dessus un étage de fonctions chrestiques : en matière de réception, la sensibilité subit l’élaboration épicritique et en matière de commande, il s’organise une réalisation sympractique, qui joue du clavier des possibilités neurologiques » (NDLR : évidemment..).

L’auteur rappelle que « la linguistique du français nous montre, entre la mue et la caducité, une différence qui doit être connue de ceux qui ont à étudier la pathologie du langage » (NDLR : donc nous bien sûr). Certains mots peuvent légitimement avoir deux formes phonétiques (ainsi tenir = /tenir/ ou /t’nir/). Alors que l’expression /rév..lus..nèr/ pour /révolutionnaire/ n’est pas acceptable. Le premier élément (la mue) dépend de la fonction ordonnatrice, le second (la caducité) de la fonction chrestique ! !

Plus loin, l’analyse du rythme et de la mélodie nous a, reconnaissons-le, laissé pantois. Je cite : « Il y a donc lieu de distinguer une rythmo-mélodie rhadiopractique dépendant de la fonction télésiurgique et une rythmo-mélodie idiosémique, appropriée à chaque cas par la fonction ordonnatrice. »

Et terminons le chapitre par ces propos : « l’activité épicritique (i.e. chrestique réceptive) serait alors l’homologue de la réalisatoire (i.e. chrestique active), l’intellection proprement dite l’homologue de la fonction ordonnatrice, et l’attention consciente et réfléchie l’homologue de la volonté. ».

La suite de l’article concerne les différents troubles, avec la distinction entre troubles de l’installation et de la conservation. L ‘ensemble a une forte connotation pédo-psychiatrique, et il est parfois difficile de retrouver les principales pathologies que nous décrivons aujourd’hui. Le bégaiement, l’aphasie et les troubles d’origine psychiatrique dominent largement les propos : on voit ainsi se dessiner les premiers contours de notre discipline, mais également l’immense bond en avant fait en un demi-siècle.

Quant au langage utilisé par l’auteur, et aux concepts développés, étaient-ils simplement « de l’époque », encore marquée par l’humanisme des idées et la qualité du langage ou bien ne constituent-ils qu’un verbiage creux et suranné ? De toute évidence, c’est la première option qui l’emporte car au delà de la difficulté de décryptage des termes, les concepts restent encore régulièrement d’actualité, même s’ils manquent totalement dans cet article d’efficacité clinique. Et gloire donc à l’esprit, à l’intuition et aux idées de nos aïeux orthophonistes.

Et pour terminer, deux petites ouvertures : tout d’abord, avez vous déjà reçu des patients avec une blésité, un jouillage ou une aphtongodexie ? et méditons sur cette phrase : « le bafouillage est à l’anacoluthe ce qu’est le bredouillement à la caducité »

René DEGIOVANI
E. PICHON et S. BOREL-MAISONNY

Rééducation Orthophonique, Juin 1964, n°5, pp