La mémoire de travail

Actualités Orthophoniques Juin 2000 (volume 4, n°2)
La notion de mémoire de travail est de plus en plus présente dans les écrits scientifiques (par exemple à propos de la dyslexie) et pourtant elle reste souvent floue, en particulier si nous avons fait nos études il y a déjà quelque temps…De ce fait, cet article est très salutaire, d’autant que la partie relative à l’évaluation (celle qui est souvent oubliée au profit de la seule théorie…) est particulièrement bien présentée.
Rappelons au passage que le concept est essentiellement l’oeuvre d’Alan Baddeley qui « planche » sur le sujet depuis plus de deux décennies, malheureusement pour nous en langue anglaise (NDLR, ce qui est tout de même normal vu qu’il est britannique).

Dans de nombreux magazines grand public, on cite souvent la distinction « mémoire à long terme/mémoire à court terme » pour expliquer certaines difficultés. Eh bien non, la mémoire de travail ne se dilue pas dans la notion de mémoire à court terme. Cette dernière ne représente qu’un maintien de l’information (durant un temps très court, disons 2 ou 3 secondes, avant de basculer éventuellement dans le long terme) alors que la mémoire de travail constitue un phénomène dynamique, de traitement d’une information en même temps que son maintien. Et cette différence est tout simplement capitale pour la compréhension de nombreux déficits ou troubles, lorsqu’on cherche à les analyser selon une optique neuropsychologique. Dans de nombreuses tâches, il est indispensable de manipuler des éléments pour accéder à une compréhension (qu’elle soit sémantique, syntaxique, cognitive…). C’est le rôle de cette MdT.

Selon Baddeley, la MdT est formée de trois composantes :

• l’administrateur central, qui joue un rôle de gestion

et deux systèmes esclaves :

• la boucle phonologique

• le calepin visuospatial.

1 – La boucle phonologique

Lorsqu’une information auditive apparaît, elle fait l’objet d’une analyse phonologique dont le résultat est stockée. Mais ce stockage est très court (environ deux secondes) et il faut donc un autre mécanisme (dit de récapitulation articulatoire), qui représente une autorépétition subvocale, pour éviter la dégradation des informations.

Le mécanisme est le même pour l’information verbale visuelle si ce n’est qu’il y a une phase préalable de recodage phonologique.

La boucle phonologique n’est pleinement opérationnelle que vers 8 ans, bien que les premiers éléments apparaissent dès 4 ans.

Le lien entre troubles de la boucle et dyslexie a été exploré mais les résultats sont encore contradictoires. Toutefois, plusieurs études permettent de considérer cette piste comme très sérieuse.

L’acquisition de nouvelles formes phonologiques (par exemple des éléments d’une langue étrangère mais sans doute aussi le langage maternel) semble nécessiter une intégrité de la boucle.

Enfin, la compréhension des phrases, en particulier longues et complexes, semble s’appuyer sur ce mécanisme de boucle phonologique.

L’évaluation de cette boucle phonologique est bien codifiée.

On évalue d’abord l’empan verbal par des chiffres et des mots. Il faut trois séries de chaque longueur.

Si l’empan est défaillant (longueur « normale » = 7 +/- 2), on va évaluer en détail les éléments de la boucle :

le stock phonologique sera évalué par une épreuve de similarité. Normalement, l’empan de lettres et de mots phonologiquement proches doit être significativement plus faible.

La récapitulation articulatoire peut être testée selon trois modalités :

• l’effet de longueur du mot (l’empan de mots courts est normalement meilleur que celui de mots longs, ce qui est logique puisque la répétition est alors plus courte à réaliser).

• l’effet de suppression articulatoire. Par une tâche parasite de répétition d’autres syllabes, on empêche le mécanisme de récapitulation de se dérouler correctement, ce qui devrait normalement provoquer une réduction de l’empan et une absence de certains effets.

• l’évaluation du taux d’articulation.

2 – Le calepin visuospatial .

Ce mécanisme est encore bien moins compris que celui de la boucle. Il pourrait y avoir une sous-composante visuelle et une spatiale, avec des tâches en partie équivalentes à celles de la boucle.

L’information spatiale est présentée de façon séquentielle et son évaluation reflète cette organisation.

• On utilise souvent l’épreuve des blocs de Corsi. Des cubes numérotés sont disposés selon une certaine configuration. L’examinateur touche certains cubes selon un ordre donné et le sujet doit reproduire cette séquence spatiale. Il s’agit donc d’un empan spatial.

• Une adaptation informatisée de cette épreuve a été réalisée par Roulin et Loisy. L’empan ne dépasse pas 6 cases.

• L’épreuve de la matrice de Brooks.

Des phrases « spatiales » (par exemple : dans la case suivante, vers la droite, mettre le chiffre 2) sont proposées au sujet, qui doit les encoder comme l’image d’un chemin dans une matrice. 8 phrases sont rappelées en moyenne dans cette épreuve.

L’information visuelle est souvent évaluée par l’épreuve d’empan de patterns visuels (Wilson et coll.).

On présente une grille comprenant des cases blanches et noires, et formant donc un modèle. Le sujet doit encoder cette forme de façon globale pour retrouver la case manquante lors de la deuxième présentation. L’information est donc simultanée (et non séquentielle comme précédemment). Les grilles comportent de plus en plus de cases, pouvant aller jusqu’à 30 cases, soit un empan de 15.

3 – L’ administrateur central .

Il est considéré comme un système attentionnel de contrôle. En fait, deux tâches lui incomberaient : coordonner les flux d’informations provenant de différentes sources (en donnant éventuellement une priorité à une des sources) et inhiber les réponses automatiques dans certaines situations « délicates ».

L’évaluation de l’administrateur central correspond bien sûr à ces deux tâches.

1 – La coordination de deux activités simultanées.

On utilise un test de double tâche : on combine une tâche de poursuite visuo-motrice (cible visuelle à suivre sur un écran avec un stylo optique ou chemin à bâtir avec papier/crayon) avec une tâche d’empan de chiffres. L’attention est alors divisée.

On peut également utiliser toutes les tâches de Mémoire de travail, avec une activité de stockage et une de traitement. Il y a interférence entre les deux activités.

Par exemple :

• la tâche de Brown-Peterson modifiée (on doit se rappeler d’une série de consonnes – ce qui implique une répétition mentale – et faire une tâche interférente plus ou moins gourmande en attention.

• l’empan des chiffres à l’envers

• l’empan de lecture (Daneman – 1980)

• l’empan d’opérations. Le sujet doit résoudre mentalement des opérations, suivies d’un mot à mémoriser. A la fin de l’exercice, il doit rappeler les mots. Il y a donc eu traitement (par les opérations) et stockage (par le rappel des mots).

• l’empan d’écoute

• l’empan de comptage

• l’épreuve du chiffre manquant. On présente au sujet une série en désordre de 8 chiffres (de 1 à 9) et il doit retrouver celui qui manque (il y a donc stockage de la série puis traitement).

• la tâche d’empan alphabétique

• l’épreuve de mise à jour.

2 – La fonction d’inhibition d’informations.

La tâche de génération aléatoire de lettres (Baddeley 1996) illustre un des aspects de cette fonction.

Une autre tâche permet d’étudier la sélection des informations pertinentes après avoir inhibé les non pertinentes pour la tâche en cours. On propose une tâche d’amorçage négatif, décrite dans l’article.

Enfin, on peut évaluer les capacités d’inhibition du sujet (voir syndrome frontal). Les épreuves dans ce domaine sont assez connues :

• classement de cartes de Wisconsin

Le sujet doit changer de critère de classement de cartes qu’on lui présente en inhibant la stratégie en cours pour en développer une nouvelle

• test de Stroop.

Dénomination de la couleur de l’encre de mots imprimés dans une teinte ne correspondant pas (exemple : « rouge » imprimée en jaune).

Bien sûr il n’est pas de notre objet de nous mêler de l’évolution théorique de ces différents modèles, qui commencent tout de même à prendre forme. Mais les implications cliniques, par exemple avec l’apprentissage du langage écrit ou bien sûr les traumatismes crâniens, ne doivent pas nous échapper car il s’agit d’une clé très opérationnelle pour comprendre, évaluer et traiter certains troubles, ce qui vaut bien un effort pour « s’accrocher » au vocabulaire et aux concepts.
S. FOURNIER et C. MONJAUZE

Rééducation Orthophonique, Mars 2000,n°201