Et si l’humour c’était sérieux ?

Actualités Orthophoniques Mars 1999 (volume 3, n°1)
L’intérêt porté au phénomène humoristique en orthophonie est assez peu courant. L’humour est un concept complexe dont l’auteur se propose d’étudier la compréhension à travers la maîtrise cognitive, affective et langagière de l’enfant.
Vers une définition de l’humour.

Définir ce concept n’est pas chose aisée. L’étude a été menée selon un point de vue : l’incongruité. Cette notion renvoie à l’idée de désaccord, de contradiction, à un fonctionnement cognitif du sujet qui soudain va être piégé. L’incongruité ne peut se définir que par apport à une norme, à un « attendu par tous » ; et c’est en s’opposant à ce familier, qu’elle dévoile un nouveau champ de « possible » qui n’a d ‘ existence qu’au plan de la fantaisie, de l’imagination. Il faut donc que l’ enfant organise progressivement le réel dans ses schémas mentaux pour percevoir ensuite la divergence, l’incompatibilité et apprécier l’incongruité en la différenciant de la nouveauté ou de l’inattendu.

Comprendre l’humour : une affaire de maîtrise.

La maîtrise cognitive.

L’humour est une expérience cognitive qui nécessite des connaissances, des concepts, une maîtrise du réel. L’incongru n’existe que par rapport à un attendu qui s’est constitué lors des expériences antérieures, dans l’enfance et l’adolescence. Parmi ces acquis, ces schémas cognitifs, il y a ceux qui sont de l’ordre des connaissances spécifiques et ceux qui sont structuration même de la pensée. Mais ils ne suffisent pas pour en rire. Il faut percevoir l’incongruité, la dominer, la comprendre, l’intégrer, lui donner du sens. Il faut aussi adhérer affectivement au sens que l’on saisit : pour induire l’amusement, il doit s’accorder aux valeurs du sujet.

La maîtrise affective .

Parmi les représentations intégrées par l ‘ enfant, certaines sont fortement investies de valeur affective. Apprécier l’humour exige que la maîtrise soit à la fois cognitive ( concept établi) et émotionnelle ( trouble surmonté). L’intention de faire rire pourrait être ressentie très négativement (l’enfant s’identifie au personnage) ou au contraire comme comique ( l’enfant prend d’emblée ses distances).

La maîtrise langagière

Dire ce qui est drôle dans un dessin humoristique n’est pas toujours chose facile pour un enfant, qui plus est avec un retard de langage . Il lui incombe de réordonner les signes pour retrouver les intentions de l’auteur. En instaurant une situation de dialogue avec l’enfant, cela a permis de dégager sa démarche, les stratégies qu’il a mises en ?uvre et à travers ses verbalisations d’appréhender les entraves à la compréhension.

Présentation de l’étude entreprise.

L’objectif de cette étude est d’évaluer comment l’enfant ayant un retard de langage appréhende l’incongruité d ‘ humour.

Deux groupes d’enfants âgés de 9 à 10 ans ont participé à l’expérience.

Un groupe témoin composé d’enfants sans problème de langage.

Un groupe test composé d’enfants suivis en rééducation orthophonique pour retard de langage.

Le matériel est constitué de 11 dessins sans légende dont un neutre ( sans incongruité humoristique.)

Les résultats .

Le groupe témoin saisit très largement l’incongruité humoristique contenue dans les dessins ( 73,3 %) ; alors qu’au sein du groupe test, la majorité des enfants a échoué à la saisie de l’incongruité ( 51,3 %).

Pourtant, pour ces derniers, une compréhension échouée n’indique pas forcément une appréciation négative du dessin, au contraire.

Si la réaction d’humour (compréhension réussie associée à une appréciation de drôlerie) est la réaction la plus souvent produite par les deux groupes, elle l’est dans des rapports différents. Une compréhension échouée associée à une appréciation positive de drôlerie est produite trois fois plus souvent par le groupe test que par le groupe témoin .

Il existe quatre fois plus de chances de saisir l’incongruité humoristique d’un dessin humoristique pour un enfant du groupe témoin que pour un enfant du groupe test.

Les enfants présentant des difficultés langagières ont plus de mal que les autres à saisir l ‘ humour du dessin, ou du moins à l’exprimer pour les raisons qui suivent.

Analyse et commentaires .

L’analyse de contenus des réponses associe une compréhension réussie et une appréciation positive.

La réaction d’humour .

Elle implique de saisir l ‘ incongruité humoristique sur un plan de fantaisie, et d’adhérer au sens sous-jacent qu’on lui attribue.

Quand ils ont compris, les enfants du groupe test apprécient l’incongruité humoristique dans des proportions quasi équivalentes à celles du groupe témoin, ce qui indiquerait que la différence d’apparition d’humour est liée à un défaut de compréhension de l ? incongruité sur le plan du ludique, de la fantaisie.

Difficultés à exprimer l’incongruité d’humour .

Si 51 % des enfants du groupe test n’ont pas compris l ‘ incongruité humoristique, 27 % l’ont associée à une appréciation positive, qui ne semble tenir qu’à la perception des indices graphiques contenus dans les dessins. Ces indices entrent dans la composition de l’incongruité, mais ne la constituent pas en elle-même. Il aurait fallu que les enfants se détachent des indices concrets, élémentaires, pour les mettre en relation afin de concevoir la situation qui était suggérée. Mais aidés par l’adulte, ils ont pu instaurer un lien unificateur leur permettant d’accéder au sens humoristique du dessin.

Difficultés à voir l’incongruité humoristique .

Dans la plupart des dessins présentés, l’humour réside dans le fait que l’incongruité pour être compris (et appréciée) doit exister sur un autre plan que celui du réel : celui de la fantaisie, de l’imaginaire. Certains échecs semblent dus au fait que l’enfant ne peut se situer par-delà de ce qu’il connaît du réel, bloquant tout processus de compréhension. Dans certaines réponses, l’incompréhension réside dans la non-possession ou dans l’instabilité des pré-requis cognitifs sollicités.

Pour certains, apparaît un besoin de congruence à deux facettes : l’une qui correspondrait à une difficulté cognitive à concevoir l’impossible, l’autre, plus colorée émotionnellement, correspondrait à une attitude défensive pour se protéger d’une évocation pénible.

L’enfant recherche une explication dont le but est de réinsérer l’événement dans l ? ordre du possible. En détruisant l’impossible, il détruit ce qui est suggéré à travers lui, et notamment l’impact négatif de ce sens (idée de mort, angoisse de morcellement …)

En ramenant l’événement à quelque chose de plausible, l’enfant ôte toute caractéristique humoristique au dessin. La situation humoristique implique un changement de registre – passer du réel à l’imaginaire . Or ce changement ne se fait pas avec l ‘ enfant qui a un comportement réaliste, il va même jusqu’à une reconstruction de vraisemblance, conformément à ce qu ‘ il connaît du réel.

Conclusion.

Cette étude révèle toute l’importance du fonctionnement cognitif. Les troubles du langage n’ont pas permis aux enfants les déplacements et les idéalisations que nécessite la compréhension d’une incongruité humoristique. Bloqués dans l’élargissement du champ symbolique, ils n’ont pas pu envisager tous les possibles, passer d’un plan à l’autre.

L’humour au sein d’un projet rééducatif peut être un support qui permet d’aborder l’expression de la pensée et les stratégies utilisées, la perception du réel, le raisonnement logique, la compréhension, l’accueil des idées et de faits nouveaux. L’humour offre la possibilité à l’enfant de ne pas s’enfermer dans des structures de pensée trop rigides. Il favorise une certaine souplesse mentale, invite l ? enfant à se décentrer, à prendre du recul, à juger, plutôt que de subir.

Joëlle DESCARPENTRIES