Des difficultés d’acquisition de la lecture avant six ans

Actualités Orthophoniques Mars 2002 (volume 6, n°1)
Depuis de nombreuses années, Gérard Chauveau parcourt les méandres de l’enfant apprenti-lecteur, c’est-à-dire ce moment si délicat de l’accès à la lecture et de sa réussite ou non. Ici, il pose ce que l’on pourrait a priori considérer comme une question surprenante : « Peut -on dire que certains enfants ont déjà des difficultés en lecture-écriture avant d’entrer en C.P. ? ». Ceci aurait pu ressembler à un mauvais rêve d’institutrice stakhanoviste, mais notre pratique nous conduit à considérer cette question comme tout à fait acceptable, voire fondamentale dans le cursus de l’enfant.
Bien peu de personnes pourrait nier l’idée que les enfants ne sont pas égaux face à l’apprentissage de la lecture-écriture, et ce dès le premier jour de C.P. Certains ont déjà des acquis très conséquents, voire maîtrisent déjà la lecture. Par leur éducation, ils savent l’utilité de cet apprentissage et de cette compétence. D’autres n’ont que peu d’idées sur la question, qu’il s’agisse de l’utilisation future de la lecture ou de la façon de se l’approprier. Certains enfants sont donc en difficulté. Mais s’agit-il pour autant d’un trouble, d’une déficience ? Et ce sujet nous intéresse évidemment au premier chef. Ou plutôt, à partir de quel seuil peut-on considérer un enfant en difficulté ?

Pour l’auteur, il faut clairement distinguer deux moments dans l’acquisition (alors qu’on se limite surtout à la maîtrise technique).

Une phase de compréhension de l’acte de lire (en particulier, pourquoi on apprend à lire…) précède toujours la phase de maîtrise des mécanismes.

Cette phase semble d’ailleurs commencer très tôt puisque l’auteur la situe au moment où l’enfant se fait lire des histoires et où il s’intéresse à la lecture et à l’écriture de l’adulte (« Qu’est-ce que tu lis ? écris ? »…). Très vite l’enfant va « lire » à partir d’une image de son livre ou en redisant un texte lu par l’adulte. Il va aussi « écrire » avec les premières traces.

G. Chauveau pense que l’enfant, même très jeune, a des idées sur l’acte de lire-écrire. Mais bien sûr la réalité n’est pas au rendez-vous lorsqu’il dit par exemple « qu’il faut plus de lettres pour écrire train que locomotive, parce qu’un train, c’est plus long ».

Il s’agit donc pour l’enfant de « comprendre » l’écrit et d’acquérir des compétences sur trois points :

1 – le but de la lecture, c’est à dire les finalités de l’apprentissage.

2 – le code de l’écriture.

3 – La stratégie de lecture.

Une fois ces trois éléments domptés, l’enfant peut passer à ce que l’on entend traditionnellement par l’apprentissage de la lecture, c’est-à-dire la maîtrise des mécanismes.

L’auteur s’est donc intéressé à cette première phase et propose ici une batterie d’évaluation, permettant de distinguer les enfants en difficulté dès la fin de la maternelle, non pas uniquement sur les compétences, mais également sur la compréhension de l’acte de lire.

Il s’agit de la BEILE – Batterie d’évaluation initiale de la lecture-écriture (actuellement non éditée) qui comprend 9 épreuves :

• Connaissance des supports de l’écrit.

On présente à l’enfant divers supports écrits (un dictionnaire, un journal, un livre scolaire, un prospectus…) et il doit expliquer le contenu et l’utilité.

• Les raisons d’apprendre à lire

On demande à l’enfant s’il a envie d’apprendre à lire et pourquoi. Qu’est ce qu’il ferait de plus ? Qu’est ce que tu lirais ? Qu’est ce qu’on peut faire quand on sait lire ?….. Il faut obtenir des précisions.

• Synthèse phonémique

Classique exercice de fusion avec quinze paires de phonèmes. On montre en même temps les lettres écrites sur une fiche de carton.

• Nommer les lettres

L’enfant doit nommer 10 lettres en majuscules d’imprimerie, puis en minuscules cursives.

• Le langage technique de la lecture-écriture.

On essaye de connaître la compréhension de l’enfant pour toutes ces notions qui seront utilisées en classe. Par exemple, le mot, la lettre, la ligne, le titre, le premier mot, la majuscule….

Cette épreuve se fait avec des fiches écrites où l’enfant doit entourer l’item correct. (ex : « thé par col Gel » = entoure la lettre majuscule ou « voyez mon chien » = entoure la première lettre de chaque mot).

• Dictée d’un mot et d’une phrase

L’enfant doit écrire « comme il croit » ou « comme il peut ». On lui demande ensuite de « lire » ou de « dire » en montrant avec son doigt. Les mots proposés sont : chat, chatte, chaton, fourmi et lapin. L’auteur a classé les enfants en cinq niveaux.

Le niveau 1 = simili-écriture

Niveau 2 = écriture logographique

Niveau 3 = écriture segmentée

Niveau 4 = écriture phonique

Niveau 5 = écriture presque alphabétique.

• Relire une phrase écrite

On lit une phrase à l’enfant et il doit la redire (« relire ? ») en pointant les mots. Il y a quatre niveaux de « aucun pointage » à « pointage complet ».

• Interpréter un texte associé à une image.

On montre à l’enfant une phrase accompagnée d’une image. On lui demande « d’après toi, qu’est-ce qui est marqué ici ? ». Au niveau 1, l’enfant est centré sur l’image : « il lit l’image ». Au niveau 4, il identifie certains segments.

• Appréhender l’acte de lire.

On demande à l’enfant ce qu’il faut faire pour lire le texte précédent. Mais aussi « qu’est-ce que tu dois savoir faire pour lire cette petite histoire ? »

106 enfants de 6 ans ont été testés en fin de grande section maternelle. Puis à la fin du CP, tous les enfants ont passé un test de lecture-compréhension écrite en même temps que leur enseignant a apprécié les résultats d’ensemble.

On note que 20% des enfants sont au niveau D (le plus bas) et qu’ils ont tous eu précédemment des scores faibles à la BEILE. Ils ne présentent pas un déficit spécifique mais une difficulté générale.. Trois épreuves semblent permettre de « prédire » dès la GSM les futures difficultés de l’enfant en CP. Il s’agit de l’épreuve 1 (connaissance des supports), de la 2 (pourquoi apprendre à lire) et de la 5 (connaissance du langage technique). Mais en fait, les enfants en difficulté le sont dans toutes les épreuves. Lorsque les épreuves de « mécanismes » sont totalement échouées, il s’agit aussi d’un bon prédicteur, s’il y a association avec un échec à d’autres épreuves.

L’auteur insiste sur l’erreur permanente consistant à considérer le début de l’apprentissage de la lecture à 6 ans. Il parle de postulat « scolarocentriste » !

Cette croyance induirait une vision pathologique des enfants en difficulté. Les considérer comme porteur d’un déficit oblitèrerait une autre approche, celle d’enfants n’ayant pas eu l’opportunité de « comprendre » la lecture.

De plus, les causes des difficultés seraient toutes trouvées à l’extérieur de l’acte de lecture lui-même, comme par exemple un dysfonctionnement organique ou un retard instrumental. Alors qu’il faudrait mettre en avant le manque de connaissances préalables à la lecture.

Suit une diatribe contre l’approche pathologique, liée au champ médical (NDLR :Mr Chauveau fait partie de l’INRP), qui réduirait l’acte de lecture au déchiffrage en lui enlevant sa complexité. Il faudrait donc revenir aux trois composantes proposées en début d’article (linguistique, culturelle et stratégique) pour saisir les difficultés de l’enfant.

Et l’auteur termine par ce que l’on peut légitimement nommer une évidence ! « L’école maternelle a un rôle important à jouer dans le domaine du langage écrit et de l’éducation à l’écrit ».
Gérard CHAUVEAU

Psychologie & Education, n°47, Décembre 2001